Nicolas Briand : « Pour Anders, la guerre du Vietnam est un avertissement des Américains lancé à tous les peuples »

Après des traductions comme celles de La Perfection de la technique de Friedrich Georg Jünger (Allia, 2018) ou des Textes esthétiques de Friedrich Schiller (Vrin, 1988), le germaniste Nicolas Briand s’est chargé de la traduction française d’un livre injustement sous-estimé du philosophe allemand Günther Anders : Visit Beautiful Vietnam. Chronique des agressions contemporaines (Belles Lettres, 2024). Dans cet essai, le philosophe met en lumière le fait que la guerre du Vietnam représente un tournant dans l’histoire de la guerre. L’agresseur, en plus des massacres et de ses destructions matérielles qu’il inflige, cherche à soumettre le peuple ennemi sous une tutelle morale, au nom de la lutte pour la liberté et la démocratie.

PHILITT : Pouvez-vous revenir sur le contexte de la rédaction de cet essai et en particulier sur les enjeux du Tribunal Russell ?

Nicolas Briand : Le Tribunal Russell a cherché à montrer que les Américains ne respectaient pas le droit international et commettaient des crimes de guerre au Vietnam. C’était à peu près évident pour tout le monde, mais il fallait le prouver de façon juridique et officielle. Le Tribunal porte ce nom car c’est le philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970), auteur de War Crimes in Vietnam (1966), qui a initié le projet. Russell a toujours été un intellectuel turbulent et il aimait se pencher sur les événements de son temps. Mais, quand s’est ouverte la première séance du Tribunal à Stockholm en 1967, il était déjà très âgé (93 ans) et n’avait plus la force d’y assister. C’est donc Jean-Paul Sartre (1905-1980) qui en fut le président exécutif. On y trouve également, entre autres, Simone de Beauvoir (1908-1986) et Günther Anders (1902-1992), qui était déjà célèbre pour ses textes critiquant l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki.

Pour  Günther Anders, la guerre du Vietnam inaugure un type de guerre nouveau. Qu’est-ce qui le caractérise ?

Anders insiste sur la dimension propagandiste de cette guerre et compare les Américains aux nazis. Pour lui, les nazis ont tout de même cherché à dissimuler aux yeux du monde le projet d’extermination des juifs alors que les Américains n’avaient aucune honte ni réserve à montrer ce qu’ils faisaient au Vietnam, car ils estimaient représenter le camp du bien face à la menace communiste. Il y a des photos, des films, des reportages, la presse était invitée, les journalistes accrédités… Les horreurs étaient donc bien documentées, notamment l’usage du napalm. Bien sûr, les Américains ne se vantaient pas de tuer des enfants, mais ils se justifiaient en parlant de « dommages collatéraux ».

Anders est connu pour ses travaux sur la technique. Comment analyse-t-il les nouvelles techniques de guerre employées au Vietnam ?

Les Américains se sont aperçus que les armes qu’ils avaient mises au point, notamment l’arme nucléaire, ne pouvaient fonctionner contre les Vietnamiens qui pratiquaient la guérilla : leurs armes étaient impuissantes dans la guerre asymétrique. Alors que la Seconde Guerre mondiale voyait de grandes puissances s’affronter avec des armes à peu près équivalentes, la guerre du Vietnam est déséquilibrée, les Vietnamiens ne disposant pas d’une force de frappe ni d’équipements équivalents. Mais ils possédaient autre chose : la guerre des partisans, l’intelligence du guérillero qui est toujours plein de ressources et sait s’adapter au terrain. Cela a posé de gros problèmes aux Américains qui décidèrent d’utiliser le napalm à l’échelle industrielle. Le Vietnam est majoritairement composé de paysans et de villages où les habitations sont construites avec des matériaux légers et inflammables. Dès lors, on n’a pas besoin de bombarder des immeubles. Avec le napalm, tout s’enflamme en un instant.

Dans sa logique de propagande, l’armée américaine vante les capacités d’adaptation de ses GI, ses soldats de « fer galvanisé » (Galvanized Iron) mobilisés au Vietnam…

Les Américains observèrent attentivement les techniques des Vietnamiens qui étaient vraiment très ingénieux. Ils étaient en effet capables de fabriquer des pièges efficaces avec seulement quelques tiges de bambou. Les GI ont ensuite essayé de reproduire ces techniques, chose que l’on peut voir dans le cinéma hollywoodien (Rambo, Predator…). Sur ce sujet, Anders parle de « contre-maquisards » pour désigner ces forces spéciales qui utilisaient les mêmes techniques que leurs adversaires.

Günter Anders (1902-1992)

Dans une veine baudrillardienne, Anders souligne le caractère « spectaculaire » de ce conflit.  En quoi celui-ci inaugure-t-il une forme de décalage par rapport à la réalité ?

C’est une thèse qu’Anders avait déjà développée dans L’Obsolescence de l’homme (1956). Il est un des premiers philosophes à avoir compris que la télévision n’était pas une reproduction de la réalité, mais qu’elle créait un nouveau type de réalité. L’histoire des guerres suit l’histoire des médias. S’il y a une évolution des armes, il y a aussi une évolution des techniques médiatiques qui rendent compte de la guerre. Cette histoire des médias ne doit pas être mésestimée dans l’histoire de la guerre, puisque le regard sur la guerre change la guerre elle-même.

Anders insiste sur le caractère génocidaire de la guerre du Vietnam. Quels sont les arguments qu’il avance ?

Anders parle de génocide quand on inclut la destruction de populations civiles dans le but de guerre. Pour lui, le génocide paradigmatique des nazis contre les juifs est le modèle, l’idéal type, mais ce n’est pas nécessairement le seul. On peut imaginer d’autres types de génocides. En l’occurrence, au Vietnam, le génocide est d’autant plus odieux qu’il n’est pas affiché comme tel, et qu’il trouve sa justification dans une cause a priori bonne universellement : la défense de la liberté et de la démocratie. Anders y voit une rhétorique fallacieuse, cynique et mensongère parce que le but ultime des Américains n’est pas la défense de la liberté et de la démocratie, mais la défense de leurs intérêts économiques.

À ses yeux, le GI déshumanise-t-il le Vietnamien comme le nazi déshumanisait le Juif ?

En effet, pour un Américain, un Vietnamien n’a pas la même valeur qu’un Européen. Lorsqu’Anders analyse les actes du procès des soldats qui ont commis un massacre à Son My, il remarque que les Vietnamiens sont qualifiés d’ « individus asiatiques ». Cette précision raciale aurait semblé inutile si l’on avait parlé de soldats américains…

Le massacre de Son My a particulièrement retenu l’attention d’Anders. Que s’y est-il passé ?

Son My est un village qui se trouve au centre du Vietnam, près de Quang Ngai. En 1968, une compagnie américaine a débarqué et massacré tout le monde. Environ cinq cents personnes furent tuées selon le gouvernement vietnamien, dont des femmes et des enfants. Le massacre de Son My, c’est l’Oradour-sur-Glane vietnamien. Aujourd’hui, on y trouve un mémorial. Le massacre n’a été révélé qu’un an après les faits, ce qui a fait scandale aux États-Unis. Les soldats responsables ont été arrêtés et traduits en cour martiale. Seul un officier a finalement été condamné, d’abord à perpétuité, puis à vingt ans, puis à dix ans d’emprisonnement. Au bout du compte, cet officier n’a seulement passé que trois ans et demi en prison.

Anders affirme aussi que le Vietnam est un « modèle », une sorte de « laboratoire » qui est amené à se répéter. Quelles furent les autres guerres du Vietnam ?

Le Vietnam fut en effet un terrain d’expérimentation pour de nouvelles armes. La Rand corporation avait envoyé ses ingénieurs pour voir comment les soldats se comportaient et pour évaluer l’efficacité des nouvelles armes. Pour Anders, la guerre du Vietnam est un avertissement lancé à tous les peuples qui souhaiteraient se dégager de la tutelle américaine : « Vous êtes tous potentiellement un Vietnam. »

Point paradoxal : la guerre du Vietnam s’est soldée par une défaite miliaire et une faillite morale. Comment les États-Unis ont-ils pu vouloir reproduire un tel fiasco ?

En 1975, le Vietnam a représenté une lourde défaite pour les Américains, voire une humiliation. Puis les Soviétiques ont envahi l’Afghanistan en 1979. Les Américains se sont alors dit qu’ils allaient infliger aux Soviétiques ce que ces derniers leur avaient fait au Vietnam. Ils ont dépensé des milliards de dollars pour aider les Afghans, notamment en leur livrant des missiles Stinger, et ces investissements militaires ont abouti à une défaite cuisante des Russes. Après la chute de l’URSS, il y a eu la guerre entre l’Irak et le Koweït. L’aide apportée à ce dernier a conduit à une très grande victoire des Américains. Ce fut pour eux une sorte de revanche. Ils avaient le vent en poupe mais ont péché par orgueil. Ils sont retombés dans les mêmes erreurs qu’au Vietnam dans la seconde guerre d’Irak puis en Afghanistan.

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