Est-il possible que le roman de Charles-Ferdinand Ramuz Le Règne de l’esprit malin publié en 1914 ait pu servir de source d’inspiration à Georges Bernanos pour son M. Ouine publié en 1946 ? Peu probable diront certains car en 1914 Georges Bernanos s’engage dans le premier conflit mondial. Pas trop de temps donc pour s’intéresser à l’actualité littéraire. Et Ramuz ne deviendra un classique qu’après sa mort en 1947. Pourtant, il existe des similarités troublantes entre Branchu, qui vient s’installer comme cordonnier dans un petit village des montagnes Suisse, et M. Ouine, le professeur de langue venu diffuser sa puissance négative dans une petite bourgade française.
Il suffit déjà de regarder l’apparence physique des deux individus. Voilà comment Ramuz décrit Branchu : « Ce qu’on remarquait également, c’était que sa peau pendait en gros plis autour de son cou, de ses mains et de sa figure, et paraissait moins une peau qu’une espèce de vêtement supplémentaire. » De son côté, Bernanos brosse le portrait suivant de M. Ouine : « Drôle de visage ! L’ossature en semble détruite, comme si la peau ne recouvrait plus qu’une sorte de graisse molle. Les chairs affaissées font paraître le crâne énorme. Les joues que retient mal la saillie des pommettes, pendent vers le cou, font au niveau des mâchoires deux poches qui élargissent le bas de la figure au point que le cou, lorsqu’on l’examine avec plus d’attention, a l’air de s’être démesurément allongé : on dirait qu’il fléchit sous le poids, ainsi que la tige d’une fleur monstrueuse. » L’un comme l’autre donnent l’impression de porter des masques. Ils ont l’apparence d’un homme mais la description laisse penser que cette chair n’est qu’un déguisement, susceptible de tomber à tout moment et de dévoiler leur véritable nature. Branchu comme M. Ouine sont des démons venus se fondre dans la société des hommes.
Encore une fois, les deux personnages utilisent des moyens similaires pour leur intégration : ils épousent les traits d’un bon bourgeois respectable. Branchu est un homme riche comparé aux autres habitants du village et la cordonnerie qu’il ouvre impressionne par sa devanture colorée et par les jolies bottines qu’il confectionne. Son arrivée coïncide d’abord avec une prospérité matérielle inédite. De son côté, M. Ouine bénéficie de son prestige de professeur de langue. À première vue, c’est un honnête homme, mais l’on va découvrir que, derrière les convenances, se cache un être qui ignore le bien et le mal, une « outre pleine de vent » capable des péchés les plus odieux, au premier chef desquels l’outrage infligé aux enfants.
Les deux romans se distinguent néanmoins par le traitement des manifestations du malin. Si M. Ouine cantonne le lecteur à une échelle psychologique, Le Règne de l’esprit malin prend des dimensions spectaculaires. En effet, l’arrivé de Branchu déclenche les nouvelles plaies d’Égypte, comme en témoigne ce passage : « En ce même temps-là, beaucoup de femmes se mirent à être atteintes du haut mal. Elles passaient dans la rue, on les voyait s’arrêter tout à coup ; puis elles tombaient à la renverse, avec une sorte d’écume qui leur venait au coin de la bouche, et leur regard était tout blanc. Et il était difficile de ne pas voir que jamais tant de maux s’étaient abattus à la fois sur le pays ; mais, quand les gens en recherchaient la cause, là ils commençaient à ne plus s’entendre ; les uns accusaient l’air, d’autres l’eau des fontaines, d’autres encore le changement de saison ; certains assuraient qu’il ne s’agissait que d’une épidémie de grippe. »
De même, M. Ouine demeure un démon à échelle humaine, dans le sens où c’est en tant qu’homme qu’il est une manifestation du mal. Il contamine son entourage avec son nihilisme et commet les pires méfaits, mais demeure un personnage réaliste, si l’on étend cette notion au réalisme fantastique d’un Dostoïevski. En revanche, Branchu s’expose à la fin de manière explicitement surnaturelle : « Et, comme il ne se cachait plus, voici maintenant qu’il disait : « Savez-vous qui je suis ? » Il riait. « Il n’y a plus ni bien, ni mal. » Il riait, il dit : « Il vous faut renoncer au ciel pour la terre », mais tous ceux qui étaient là avaient renoncé au ciel pour la terre, et, lui, il riait. « Il n’y a plus ni bien, ni mal », recommençait-il et tous rirent comme lui parce que l’esclave imite le maître. » Surtout, sa mort face à la pieuse Marie, vestige de foi dans un monde enténébré, montre bien que Ramuz abandonne ici le registre réaliste : « Et voilà que sa peau avait commencé à se détendre, sa peau de plus en plus se détendait sur sa figure, sur son cou, sur ses mains ; elle se détachait de lui comme un habit qui va tomber. » Branchu n’est donc pas, contrairement à M. Ouine, un diable métaphorique, mais le diable lui-même.
Nous laisserons donc aux spécialistes la responsabilité de trancher sur une influence avérée ou non de Ramuz sur Bernanos. Mais, quoi qu’il en soit, il est facile de reconnaître que les deux romans se répondent et dépeignent, chacun à leur manière, le règne de l’esprit malin.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.