Née à Bagdad en 1952, Inaam Kachachi est une romancière irakienne installée en France depuis 1979. Figure majeure de la littérature irakienne contemporaine, son dernier livre, L’Indésirable (Gallimard, 2024), s’inscrit, comme ses précédents ouvrages, dans un travail romanesque précis, celui de la préservation de la conscience collective des Irakiens.
« Des êtres disparus dans le temps renaissent, même de manière problématique et romanesque, le temps d’un instant dans notre présent. Comme si la « mémoire romanesque », entre document et invention, remémoration et fiction, parvenait à fabriquer du souvenir à partir de l’inconnu », écrit Olivier Maillart dans un article intitulé « La mémoire du roman ». L’extrait fait écho au dernier livre d’Inaam Kachachi qui cherche à faire ressurgir, dans un jeu subtil entre fiction et histoire, la mémoire de son pays d’origine, l’Irak. À travers ses deux héroïnes, elle a réussi à raviver deux périodes de l’histoire irakienne : l’une empreinte de beauté et de grandeur, l’autre marquée par une descente aux enfers due à la cruauté de l’arbitraire. La romancière mossouliote se fait la gardienne de la conscience de ses concitoyens qui ont voulu résister contre la désintégration du pays. Ce roman veut fixer et remémorer des personnalités marquantes pour faire vivre de nouveau une époque faste d’un Irak disparu.
Kachachi a voulu faire de Taj Al-Moulouk, journaliste pendant les années de la royauté irakienne et les bouleversements qui ont conduit à la première république, l’incarnation d’une génération de femmes engagées dans les grandes luttes nationales pour l’indépendance et le progrès, notamment en matière de droits des femmes. Cette époque, que la romancière n’a pas connue directement, lui a été transmise à travers les souvenirs de ses parents, tandis que ses lecteurs n’en ont souvent qu’une vision partielle, véhiculée par les photographies diffusées sur les réseaux sociaux après l’invasion américaine de 2003. L’autre protagoniste, Widiane, représente une génération plus jeune, contemporaine de la romancière, témoin irakien de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle n’a pratiquement pas connu la paix, traversant la guerre contre l’Iran dans les années 1980, l’embargo des années 1990, et assistant à la désintégration du pays après l’invasion décidée par le président américain G.W. Bush au début de ce siècle. Kachachi cherche à retranscrire un passé véridique, mais méconnu, en saisissant une manière de vivre que les Irakiennes et les Irakiens de la belle époque ont su faire exister et coexister, qu’elle confronte ensuite à un passé plus récent et plus douloureux.
Une romancière tourmentée
Inaam Kachachi construit une mémoire par son écriture, qu’elle partage avec le lecteur. Ce travail de romancière n’est pas sans rappeler celui de l’historien, car tous deux semblent puiser dans un certain savoir historique. Toutefois, le travail de la romancière est davantage concentré sur la conscience collective qu’elle cherche à rassembler, plutôt que sur la vérité historique. Ce rapport à l’histoire récente de l’Irak, marquée par de grandes guerres, est partagé par la majorité des grands noms du roman contemporain irakien. L’œuvre de Sinan Antoon en témoigne. L’auteur de Seul le grenadier (2017) et Ave Maria (2018) introduit son lecteur à des événements historiques qui, par leur violence, ont profondément marqué la mémoire de ses concitoyens. Le premier roman revient sur l’attentat du 31 octobre 2010 contre la cathédrale Notre-Dame-de-l’Intercession de Bagdad, qui clôt le récit d’un fonctionnaire irakien de confession chrétienne, tandis que le second évoque les séquelles de la guerre Iran-Irak (1980-1988), qui a décimé toute une génération d’hommes. D’autres écrivains, comme Alia Mamdouh ou Hassan Blasim, ont produit une littérature qui se recoupe avec la conscience collective irakienne, profondément meurtrie par la violence politique et sociale qui a frappé leur pays.
Kachachi n’en est pas à son premier travail où la mémoire romanesque fixe le souvenir d’un Irak disparu. Avant cela, elle a publié deux romans : Si je t’oublie, Bagdad (2009), qui suit une interprète d’origine irakienne retournant en Irak avec les forces d’occupation américaines, et Dispersés (2016) dans lequel elle célèbre une des premières femmes médecins d’Irak. Lors de la réception du Prix de la littérature arabe pour ce dernier livre, Kachachi justifiait ainsi son projet littéraire : « Telle est la raison pour laquelle je suis devenue romancière. J’ai senti une gomme qui se précipitait sur l’Irak que j’ai connu et qui allait tout effacer. Écrire devenait une nécessité. Plus qu’un reportage ou un article, il me fallait quelque chose de plus vaste. Le roman est alors devenu le moyen par lequel je m’adresse aux nouvelles générations en leur disant : tel est l’Irak que nous avons connu. »
La souffrance et cette mère patrie devenue lointaine n’est pas sans rappeler ces vers du poète irakien Badr Shakir al-Sayyab :
Car je suis un étranger
Car L’Irak bien-aimé
Est Loin et je suis, ici, nostalgique
Pour lui, pour elle.
Je crie : Irak
Et de mon cri me revient des pleurs
Un éclat d’écho
Je crois avoir traversé l’étendue
À un monde en décomposition qui ne répond pas
Une mémoire romanesque
Le lecteur comprend la nostalgie que génère cette douleur chez l’écrivain, éloigné de sa terre, à qui il ne reste que le souvenir pour préserver ce passé qui le tourmente. Le récit semble parfois se répéter, au risque de produire une certaine monotonie. Régis Debray y verrait une nostalgie mélancolique qui « immobilise le mouvement de l’Histoire, moins encore la tyrannie de la mémoire, de l’engorgement patrimonial où chacun se fait l’archiviste de sa famille mythifiée, où le vide-greniers tient lieu de culture ». Inaam Kachachi, à propos de son dernier roman, évoque un « pays qui ne vous lâche pas ». La protagoniste Taji, désormais éloignée de sa terre natale, ne cesse de chanter des refrains, se remémorant ce pays lointain où elle aurait pu se lier à Abd al-Ilah al-Hachemi, le régent du Royaume d’Irak. Le souvenir peut sembler trompeur, car la mémoire romanesque, imprégnée de douleur, tend à mythifier une ère monarchique où la violence n’avait pourtant pas épargné l’Irak, comme en témoignent les nombreux coups d’État et les manifestations de masse, qu’Inaam Kachachi n’oublie pas d’évoquer.
Il y a donc un risque à ce que la mémoire irakienne devienne tyrannique. À l’opposé de cette nostalgie rétrospective, qui rejoue le récit d’une période, on serait tenté, comme Sinan Antoon, d’espérer une nostalgie contemplative, cherchant à saisir un pays dans toute sa complexité et ses contradictions, tout en luttant contre l’oubli et l’effacement. En cela, le personnage de Widiane de L’Indésirable semble porter un regard plus juste et nuancé sur l’Irak. Inaam Kachachi parvient à faire revivre le passé comme s’il était présent, ce qui semble être le but de l’expérience romanesque de la mémoire. Ce roman rend l’Irak à nouveau sensible et lui confère le statut de patrimoine immatériel. Mais le pays, tel qu’il était réellement, n’est plus.
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