La crainte d’un « retour des années 1930 » est aujourd’hui devenue un lieu commun du discours politico-médiatique. On en parle comme autrefois on parlait du retour de la peste, des sauterelles ou de la famine. La fort mauvaise réputation de ces années 1930 s’explique bien sûr par le fait qu’elles constituèrent une décennie d’affirmation des totalitarismes soviétique, fasciste et nazi. Cependant, elles ne furent pas que cela. Les années 1930 virent également naître en France un important mouvement de renouvellement de la pensée philosophique et politique : le non-conformisme.
Le non-conformisme des années 1930 ne se constitua jamais en une philosophie ou une idéologie parfaitement claire et déterminée, et encore moins de façon structurée dans le cadre d’un parti ou d’une organisation donnée. Elle se développa bien au contraire dans une nébuleuse de revues (la plus connue est probablement Esprit, emmenée par le philosophe Emmanuel Mounier), parfois politiquement éloignées les unes des autres. Cet état de fait rend souvent la réalité du non-conformisme difficile à appréhender et à saisir. Celui-ci fut finalement beaucoup plus un « esprit » qu’une idéologie. Jean-Louis Loubet del Bayle, dans son ouvrage devenu classique : Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, propose de caractériser cet esprit à travers trois convictions communes à tous les non-conformistes : la nécessité d’une rupture avec le « désordre établi », la recherche d’une révolution non marxiste, et l’espérance d’un « ordre nouveau ».
La rupture avec le « désordre établi »
Au plan international, les non-conformistes dénonçaient avec force l’incapacité de l’ordre politique fondé sur le traité de Versailles et la Société des Nations à assurer une paix durable. Le premier responsable du désordre européen était à leurs yeux le traité de Versailles, qu’ils voyaient comme une hypocrisie qui avait déchaîné les nationalismes sous couvert d’ordre humanitariste. La S.D.N, quant à elle, n’était considérée que comme le paravent du pouvoir des lobbys et de la banque. Les non-conformistes rejetaient ainsi autant le nationalisme que l’internationalisme. Le nationalisme leur apparaissait comme une abstraction idéologique vide, qui s’opposait à la réalité concrète et charnelle de la patrie. L’internationalisme était lui aussi dénoncé comme une abstraction vide confondant l’universel et l’uniforme, et qui mésestimait la réalité humaine de l’enracinement. Ce rejet de l’internationalisme pouvait s’accompagner, avec parfois des nuances, d’une dénonciation du pacifisme compris comme un abandon de la quête de la justice au nom d’un confort médiocre.
Au plan national, les non-conformistes ont en commun de vouer aux gémonies le régime parlementaire. Ils considéraient celui-ci comme impuissant, corrompu, incapable d’assurer l’ordre politique et déconnecté du peuple. Le parlement n’est plus vu par eux comme le lieu de la représentation du peuple, mais comme celui du pouvoir des partis et de leurs combinaisons et marchandages sans fin. Le régime parlementaire ne leur apparaît ainsi que comme un régime des partis, ceux-ci défendant des intérêts qui ne sont pas ceux du peuple, mais ceux des puissances capitalistes. Les non-conformistes appelleront donc toujours à s’abstenir de toute participation aux partis, voyant en eux le lieu de jonction du parlementarisme et du capitalisme. Cette critique du régime parlementaire s’accompagnait d’une critique de l’État et du centralisme étatique, accusé de faire disparaître, pour s’y substituer, les réseaux et solidarités naturels, avec pour conséquence d’écraser l’homme et sa liberté.
Les non-conformistes témoignent tous de plus d’une forte hostilité au capitalisme. Cet anticapitalisme fut évidemment exacerbé par l’anarchie économique consécutive à la crise de 1929, mais il ne se réduit pas pour autant à ce contexte. Le capitalisme triomphant des années 1920 leur paraissait en effet tout autant condamnable. Leur critique du capitalisme était extrêmement ample, et embrassait autant le plan économique que le plan social et spirituel. En résumé, ils reprochaient à ce système de fonder en droit la guerre de tous contre tous et donc de justifier en pratique la tyrannie des riches et l’écrasement des pauvres, d’asservir l’homme au marché et de détruire toute spiritualité, le tout au nom d’une conception fausse et dégradée de l’homme réduit à un producteur/consommateur.
Les non-conformistes reprochaient donc à l’ordre politique et économique de s’être perdu dans des abstractions, au détriment des réalités humaines. Cet état de fait malheureux se retrouvait également selon eux dans les tendances littéraires et artistiques de leur temps. Ils accusaient la littérature d’avoir perdu de vue les véritables problèmes de l’homme au profit d’un « psychologisme » bourgeois, friand d’introspection et d’un exotisme qu’ils jugeaient artificiels et pontifiants. André Gide et Paul Morand étaient ainsi particulièrement critiqués. C’est finalement une certaine conception bourgeoise de la littérature, purement esthétisante et étant à elle-même son propre but, qui est dénoncée par les non-conformistes. À leurs yeux, la littérature devait être aux prises avec les réalités, les problèmes et les tragédies de la vie humaine. Cette faillite artistique de la littérature s’accompagnait de la faillite morale d’un ordre bourgeois perdu dans le pharisaïsme, et de la faillite spirituelle d’un christianisme devenu conformiste et mondain.
C’est donc bien une crise totale de civilisation que diagnostiquaient les non-conformistes. Ils estimaient être à un tournant historique. Mounier disait à ce propos : « Une civilisation s’incline, une autre se lève. » Tous les problèmes qu’identifiaient les non-conformistes étaient finalement les symptômes d’un monde qui devenait de plus en plus inhumain, car fondé sur une conception fausse de l’homme, de ses valeurs et de ses besoins. Ils assimilaient cette conception fausse à l’individualisme libéral, c’est-à-dire dans celle d’un homme parfaitement autonome et souverain, dont les revendications à la liberté ne sont qu’un paravent pour dissimuler sa volonté de puissance et son égoïsme. Cette conception de l’homme était selon eux celle de la civilisation américaine, qui s’exportait avec succès en Europe du fait du nihilisme total dans lequel celle-ci s’était enferrée.
La recherche d’une révolution non marxiste
Tous les non-conformistes partageaient une volonté révolutionnaire, afin de sortir de la crise qu’ils identifiaient. Ils souhaitaient également, en utilisant le terme de « révolution », bien marquer leur rupture avec toutes formes de réformisme. Cependant, lorsqu’ils utilisent ce mot hautement évocateur au début des années 1930, celui-ci est fortement connoté car alors le monopole de la rhétorique marxiste. Utiliser ce terme de « révolution » risquait donc de provoquer une équivoque. Les non-conformistes eurent de ce fait à cœur d’expliquer le caractère non marxiste de la révolution qu’ils appelaient de leurs vœux.
S’ils rejetaient le communisme, les non-conformistes étaient cependant attentifs à ce que pouvait leur apprendre l’expérience révolutionnaire soviétique. Néanmoins, ils rejetaient absolument le matérialisme dialectique et son corollaire : la conception d’une révolution inéluctable car conséquence des lois « scientifiques » de l’histoire. Cette idée leur apparaissait en effet comme la négation de la liberté de l’homme, et à ce titre condamnait la révolution communiste à n’être que le prolongement du monde « inhumain » créé par le libéralisme.
Contre cette conception matérialiste de la révolution, les non-conformistes proposaient une révolution spirituelle. Selon eux, la révolution ne devait pas seulement rompre avec l‘ordre politique et économique, mais aussi et surtout rompre avec les conceptions fondamentales qui avait permis l’émergence d’un tel ordre matériel. Il fallait changer la conception de l’homme pour changer le monde. Pour vaincre le capitalisme, il fallait donc rappeler avant tout la vocation spirituelle de l’homme, en faire le fondement d’un nouvel humanisme. Sans une telle subversion des valeurs matérialistes et mondaines, la révolution ne pouvait être autre chose qu’une insurrection conformiste, reproduisant l’ordre ancien.
Cette recherche d’une révolution non marxiste a poussé certains critiques communistes (Paul Nizan par exemple) à rapprocher le non-conformisme d’une autre idéologie révolutionnaire non marxiste de cette époque : le fascisme. Les non-conformistes ont donc tâché de se démarquer de ce dernier. Toutefois, ils voyaient l’expérience révolutionnaire fasciste de la même façon que l’expérience révolutionnaire soviétique, restant attentif à ce que ces deux phénomènes pouvaient l’un et l’autre leur apprendre. Cependant, le fascisme ne constituait en rien un modèle à leurs yeux. Bien au contraire, le fascisme, idéologie nationaliste, étatiste, et collectiviste, ne leur apparaissait, à l’instar du communisme, que comme l’exacerbation de tous les défauts de la civilisation moderne.
Ainsi, ni l’U.R.S.S., ni l’Allemagne, ni l’Italie n’apparaissaient aux non-conformistes comme des modèles à suivre. Le totalitarisme n’était pas à leurs yeux une alternative désirable au libéralisme. À l’image de celui-ci, le phénomène totalitaire ne faisait que mutiler l’homme et broyer la personne. C’est donc bien à la France que revenait pour eux la mission historique de mener à bien la révolution véritable, celle de l’esprit.
L’espérance d’un ordre nouveau
À leur critique du désordre contemporain, les non-conformistes étaient attentifs à adjoindre des propositions constructives visant à définir ce que serait, a contrario, l’ordre. Le mot « désordre » désignait chez eux à la fois l’anarchie politique et économique de leur temps, et la mauvaise conception de l’homme sur laquelle se fondait la crise de civilisation qu’ils identifiaient. C’est donc ces maux que « l’ordre » devait résoudre en remettant le monde au service d’une meilleure compréhension de la nature humaine, de sa vocation et de ses besoins. Si les divers mouvements non-conformistes pouvaient diverger sur les questions pratiques, tous s’entendaient sur cette idée d’une révolution totale devant renouveler de fond en comble la civilisation européenne.
L’étendard de l’ordre nouveau désiré par les non-conformistes était le personnalisme. Ce mot ne renvoyait pas à un concept précis, mais plutôt à un faisceau d’intuitions communes. Les non-conformistes eux-mêmes reconnaissaient qu’ils utilisaient le terme « personnalisme » comme un slogan, mais un slogan signifiant ! L’usage de ce terme permettait aux non-conformistes de se distinguer autant de l’individualisme libéral que du collectivisme totalitaire. La révolution devait être au service de la personne, c’est-à-dire de l’homme concret dans toutes ses dimensions, et non au service de ces abstractions mutilantes que sont l’individu ou le collectif.
Contre l’individualisme et le collectivisme, la révolution personnaliste devait remettre l’homme dans ses communautés naturelles (famille, commune, région, patrie), considérées comme le lieu privilégié de sa réalisation. Les non-conformistes étaient aussi souvent attachés à l’idée d’un certain fédéralisme européen, qu’ils plaçaient contre le nationalisme et en continuité avec les communautés naturelles. Ils considéraient, on le voit, la société comme issue d’une réalité naturelle, et non d’un contrat social, dans laquelle s’enracinait une multiplicité de groupes différents, qui devaient s’harmoniser entre eux à chaque niveau.
Au plan économique, les non-conformistes critiquaient la propriété privée des moyens de production, arguant que celle-ci n’avait abouti qu’à mettre l’économie entre les mains de grands trusts aussi anonymes qu’inhumains. Certains non-conformistes remirent également en cause la conception d’un salaire indexé sur la quantité de travail et non sur les besoins, conséquence à leurs yeux d’une économie au service du rendement et non des hommes. D’autres proposaient d’organiser les métiers en corporations. Ces dernières auraient la fonction de fixer les salaires et d’assurer une rémunération minimum, mettant ainsi fin à la condition prolétarienne marquée par l’arbitraire patronal et l’incertitude économique.
En définitive, les non-conformistes avaient entre eux probablement autant de divergences que de convergences, et le rapide résumé que nous en avons fait ne rend guère justice à l’extrême multiplicité et hétérogénéité de leurs idées. Les destins contrastés, et même antagonistes, de nombre d’entre eux dans les années 40 témoignent également de la variété de leurs conceptions et de leurs personnalités. Cependant, il y avait aussi, au-delà de ces divergences, un véritable esprit commun, fondé sur un même diagnostic de la crise européenne, sur un même appel à une révolution spirituelle et personnaliste, et sur la même recherche d’une nouvelle voie qui renverrait dos à dos le fascisme, le communisme, et le capitalisme.
Aujourd’hui, presque un siècle plus tard, il est clair que les non-conformistes ont historiquement échoué, mais il est également tout aussi clair qu’ils avaient, et ont toujours, philosophiquement raison, que cela soit dans ces si terriblement sinistres années 30, ou à notre propre époque de démagogie technocratique, de capitalisme globalisé, et de nihilisme repu et satisfait de lui-même.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.