Écrivain de l’exil intérieur, Sadegh Hedayat (1903–1951) demeure l’une des figures les plus énigmatiques de la littérature persane moderne. À travers son œuvre, il interroge les vertiges de la conscience, l’ombre portée de l’amour, les fêlures identitaires de l’Iran contemporain et le silence des dieux disparus. Cinq axes permettent d’approcher cette constellation noire : sa conception de la femme et de l’amour, son lien avec la folie et le suicide, le symbolisme obsédant qui hante son œuvre phare La Chouette aveugle (1936), ses affinités souterraines avec certains penseurs européens, et sa position singulière à la croisée de l’Orient et de l’Occident.
Si Hedayat fascine, c’est aussi par l’intrication vertigineuse entre lucidité et défaite psychique. Son œuvre entière semble écrite sous l’égide de Saturne, astre du plomb, de la mélancolie et de l’irréversibilité. La folie n’est pas chez lui une pathologie marginale : elle est le mode même d’accès à la vérité. Le monde n’est pas absurde parce qu’on y meurt : il est absurde parce qu’on y pense.
« Il me semble que mon âme se dédouble, s’assombrit, se détruit lentement. »
Hedayat n’a jamais fait mystère de sa fascination pour le suicide. Il tente une première fois de se noyer à la Marne en 1927, sans succès. Il réussira vingt-quatre ans plus tard, à Paris, dans une mise en scène presque cérémonielle. Il ferme les issues de son appartement, colle les interstices, ouvre le gaz, étend son manteau à terre, s’y allonge, emporte avec lui La Chouette aveugle. Nulle lettre. Nul cri. Juste une phrase griffonnée dans un persan dépouillé : « Pardonnez-moi. »
Le suicide, chez lui, n’est pas une échappatoire, mais une fidélité. Fidélité à cette vision terrible d’un monde vidé de transcendance. Il rejoint en cela les figures d’Artaud, de Weininger, voire de Robert Walser, qui tous firent de la mort une ligne d’horizon intérieure. Le désespoir de Hedayat est sans pathos : il est d’un classicisme funèbre. Il ne désespère pas de vivre, mais de trouver un lieu où vivre aurait un sens. C’est cela, peut-être, la folie : une conscience aiguë sans lieu d’ancrage.
La Chouette aveugle, ou l’écriture comme hallucination
Texte unique, La Chouette aveugle (Buf-e Kur) échappe à tous les genres. Roman bref, journal délirant, confession à la fois hallucinée et méthodique, il suit les sinuosités d’un esprit qui se dédouble, se décompose, se rêve et s’enterre. L’écriture y est fiévreuse, répétitive, volontairement close sur elle-même, comme si le narrateur écrivait depuis une cellule mentale.
La chouette — oiseau de nuit, de prescience et de mort — incarne cette vision ténébreuse du monde. Elle ne voit pas : elle scrute. Elle est « aveugle », non au sens d’un manque, mais d’une vision retournée vers l’intérieur, comme l’œil d’un oracle vidé. Le narrateur, peintre de miniatures, en vient à confondre les contours du réel avec ceux du rêve, les objets avec leurs doubles, les visages avec des masques de cire. Le récit devient spirale.
« Ce que j’écris, ce n’est pas pour les gens d’aujourd’hui. Je l’écris pour des ombres. »
Hedayat y convoque un bestiaire symbolique d’une rare cohérence : le vautour, le serpent, le bœuf sacré, la silhouette du vieillard au chapeau d’agneau. Il puise dans l’iconographie zoroastrienne, mais aussi dans les mythes indiens, dans les visions soufies, dans les vertiges dostoïevskiens. On y entend parfois l’écho de la prose d’un Lautréamont ou d’un Kafka, mais c’est pour mieux réinventer une langue propre, tissée de noirceur calme et d’introspection pathologique.
« Mes pensées ressemblaient à des vipères entortillées dans ma tête, chacune sifflant son propre venin. Et moi, incapable de les faire taire, j’ouvrais les yeux dans la nuit, et je les écoutais. »
La parole devient ici le lieu du dérèglement. Elle n’explique pas : elle exhibe l’inexplicable. Elle ne nomme pas : elle ouvre une plaie. Écrire, pour Hedayat, ce n’est pas construire un monde, c’est témoigner de sa fêlure.
La femme comme vertige métaphysique
Chez Hedayat, la femme n’est ni simple amante, ni allégorie abstraite : elle est fracture. Figure ambivalente, elle concentre à la fois le désir et sa chute, la pureté inaccessible et la corruption intime. Dans La Chouette aveugle, deux figures féminines se superposent : la femme éthérée, silencieuse, presque mystique, et la prostituée crue, triviale, grotesque. L’une incarne une transcendance perdue, l’autre la dérision cruelle du corps.
Il ne s’agit pas ici d’un simple dualisme entre Vierge et Putain. Ce que Hedayat met en scène, c’est l’impossibilité même de rejoindre l’Autre. L’amour est chez lui une entreprise vouée à l’échec, une tension jamais résolue entre éros et thanatos. La femme devient parfois une excroissance de la mémoire, un miroir dans lequel le sujet voit se refléter sa propre décomposition. Elle fascine, elle effraie, elle fuit. « Son silence était plus tragique que n’importe quelle parole », écrit-il dans une phrase lapidaire où résonne le souvenir d’un Rilke ou d’un Hofmannsthal.
« Elle était couchée là, les paupières closes, les bras croisés sur la poitrine, et j’avais peur qu’elle ouvre les yeux. Car si elle les ouvrait, tout s’effondrerait. Mon monde, mes souvenirs, mes désirs, tout s’anéantirait dans le regard de cette femme. »
À travers elle, c’est moins le féminin que l’irréconciliable que Hedayat invoque. Comme chez Nerval ou chez Baudelaire, l’amour est toujours spectral. Il ne guérit pas, il révèle. Il ne sauve pas, il expose. Il est la preuve que l’âme est déjà exilée d’elle-même.
Une fraternité souterraine avec l’Europe noire
Malgré son appartenance évidente à la tradition persane, Hedayat est un écrivain profondément européen dans ses obsessions. Il lit Schopenhauer, admire Maupassant, traduit Kafka, fréquente les cercles intellectuels parisiens. Mais cette proximité n’est pas mimétique : elle est souterraine. Il se reconnaît dans une Europe malade de sa propre lucidité.
Avec Nietzsche, il partage la perception d’un monde désenchanté, d’où Dieu s’est retiré. Avec Cioran, le même goût du paradoxe morbide, la même rage contre le bavardage moderne. Avec Nerval, cette fascination pour les figures féminines impossibles, cette dérive onirique qui confine au délire. Avec Dostoïevski, l’interrogation tragique sur la liberté et le mal, la souffrance comme condition d’être.
Mais là où les Européens cherchent encore parfois une issue — par le style, par la foi, par l’ironie — Hedayat ne feint pas la sortie. Il va jusqu’au bout du couloir. Il n’écrit pas pour conjurer la douleur, mais pour la fixer, comme on fixe une tache de sang dans un tissu. Il est l’un des rares écrivains non occidentaux à avoir compris que la modernité n’était pas d’abord une technique, mais une perte : celle du centre, du sacré, de la demeure.
Son œuvre peut ainsi être lue comme une réponse orientale à la crise spirituelle de l’Europe. Non pas une réponse rassurante, mais un miroir. Il montre à l’Occident ce que devient un homme moderne privé de sens, dans une culture elle-même fracturée entre passé mythologique et présent désenchanté. Il n’est pas pont, mais gouffre commun.
Une modernité à l’ombre du désert
L’œuvre de Hedayat surgit dans un moment charnière : l’Iran des années 1930-1950, tiraillé entre un passé impérial, une spiritualité soufie et zoroastrienne, et une modernisation imposée. Le choc est violent. L’Occident y est à la fois modèle et poison. Hedayat en incarne la tension tragique. Il n’appartient ni aux traditionalistes, ni aux modernisateurs. Il est hors de tout programme. Il est un témoin.
Sa langue même en porte la marque. Il écrit en persan classique, mais dans un style épuré, souvent minimaliste, nourri d’images organiques, de motifs symboliques récurrents. Il refuse les discours : il opère par visions. Il ne prêche pas : il dissèque. Il ne cherche pas à sauver la culture iranienne, mais à en montrer les fêlures, les refoulements, les contradictions internes.
C’est pourquoi son œuvre est souvent perçue comme impie, amorale, nihiliste. En réalité, elle est d’une exigence rare. Elle suppose que rien ne peut être reconstruit sans d’abord accepter l’effondrement. Que la spiritualité véritable ne peut naître qu’à travers l’épreuve du vide. Que l’on ne revient pas au sacré par nostalgie, mais par combustion. En cela, Hedayat rejoint certaines figures orientales de la vacuité. Le silence final de La Chouette aveugle est moins un mutisme qu’une ascèse : celle d’un homme qui a tout dit.
« Nous vivons dans une époque où l’âme n’a plus de place. L’homme moderne cherche, mais il ne sait même plus ce qu’il a perdu. Il avance à tâtons, les yeux crevés, dans un monde qui ne parle plus. »
Marcher parmi les cendres infertiles
Le 9 avril 1951, dans une chambre close de la rue Championnet, Sadegh Hedayat scelle le dernier chapitre d’une existence écrite à l’encre noire. Il étouffe le monde comme on referme un livre trop lourd de silence. Son suicide – austère, prémédité, sans mise en scène – n’est ni un geste de révolte ni une plainte adressée à Dieu, mais un effacement pur, une sortie hors du langage. Il laisse, pour tout adieu, deux mots : « Pardonnez-moi. » Mais que reste-t-il à absoudre quand tout a été vu, disséqué, désespéré ? Dans le vacarme d’un siècle aveugle, son mutisme final résonne comme un cri inentendu. Il n’a pas succombé à la folie : il s’est retiré d’un monde qu’il avait déjà traversé en spectre.
Aujourd’hui encore, Hedayat demeure irrestituable. Ni maître, ni martyr, ni prophète : une brèche informe. Il ne propose aucune issue, mais ouvre une béance. Son œuvre, comme la pupille fixe de la chouette, regarde sans voir, sait sans dire, accuse sans nommer. À l’heure où l’Iran moderne se déchire entre nostalgie sacrée et brutalité technique, ses phrases vibrent comme un chant funèbre adressé à une civilisation qui aurait perdu jusqu’à son propre deuil. Lire Hedayat, ce n’est pas comprendre — c’est consentir à descendre. Dans l’abîme, il tend la main non pour sauver, mais pour accompagner. Il n’éclaire pas : il consume. Il n’enseigne pas : il infecte.
Et dans le silence qu’il laisse derrière lui, c’est peut-être cela, le plus insoutenable : la sensation qu’il a dit ce qu’il y avait à dire. Et que désormais, tout véritable écrivain ne peut que marcher parmi ses propres cendres infertiles. Un impossible séjour.
Jean Elidas
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