Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818), le roman gothique de Mary Shelley (1797-1851), est devenu un véritable mythe populaire. S’il interroge l’hybris scientifique moderne à travers la volonté de créer artificiellement la vie, il révèle aussi que toute expérience de ce type ne peut être qu’une parodie de création. Car la création authentique implique le don de l’amour que Victor Frankenstein refuse à sa créature pourtant habitée d’une grande sensibilité. Voyant son existence frappée de vanité, le monstre se rebelle alors contre le spectacle insupportable de l’amour d’autrui.
Pour comprendre la genèse de Frankenstein de Mary Shelley, il faut s’arrêter un instant sur un voyage en Suisse effectué par la femme de lettres à l’été 1816. Entre Genève et Chamonix, elle et son époux, le poète Percy Bysshe Shelley (1792-1822), goûtent à la beauté des lacs et des montagnes, mais surtout, ils fréquentent assidûment le célèbre poète Lord Byron (1788-1824), leur ami commun, installé non loin de chez eux. À cette époque, ce dernier est plongé dans la rédaction du troisième chant de Childe Harold, long poème narratif publié entre 1812 et 1818. Son inspiration géniale semble être contagieuse. Mary Shelley écrit dans sa préface de 1831 : « Ces pensées, qu’il nous livrait dans l’ordre où elles lui venaient, ornées de toute la lumière et de toute l’harmonie qui accompagnent la poésie, semblaient marquer au sceau du divin les gloires du Ciel et de la Terre, dont nous éprouvions l’influence de concert avec lui. »
Toute une génération d’écrivains subit aussi l’influence de ce que l’on n’appelle pas encore le « roman gothique ». Les Mystères d’Udolpho (1794) d’Ann Radcliffe (1764-1823) ou Le Moine (1796) de Matthew Gregory Lewis (1775-1818), entre autres, ont frappé les esprits. Si la place de Lord Byron est à part, il n’est évidemment pas sans lien avec cette mouvance, fasciné qu’il est notamment par les mystères de l’Orient et par tout ce qui relève de l’immatériel. Un soir, alors que sont attablés Lord Byron, les époux Shelley, mais aussi John Polidori (1795-1821) qui deviendra célèbre quelques années plus tard avec Le Vampire (1819), le poète inspiré fait une proposition à ses amis : « Nous écrirons chacun une histoire de fantôme. » L’idée est aussitôt acceptée et l’enthousiasme est de rigueur. Mais, tout d’abord, Mary Shelley est dans une posture de réserve : « Nombreuses et longues furent les conversations entre Lord Byron et [Percy] Shelley, et j’en étais l’auditrice passionnée mais presque silencieuse. »
Le roman gothique le plus célèbre de la littérature
Après plusieurs jours passés dans l’incapacité à coucher ses pensées sur papier, Mary Shelley trouve l’inspiration à la suite d’une discussion portant sur des doctrines philosophiques qui explorent le principe de vie. Mais, surtout, ce sont les travaux d’Erasmus Darwin (1731-1802), poète et médecin britannique, qui attirent son attention : « Il avait, disait-on, conservé un peu de vermicelle dans un récipient en verre et, au bout d’un certain temps, le vermicelle, chose extraordinaire, s’était mis à se déplacer, animé par un mouvement volontaire. » À cela s’ajoute l’évocation des expériences du physicien Luigi Galvani (1737-1798) qui étudie l’effet de l’électricité sur les contractions musculaires. Toutes ces sciences balbutiantes donnent à Mary Shelley la matière pour imaginer ce que deviendra la créature de son roman : « Peut-être pourrait-on ranimer un cadavre ; le galavanisme avait témoigné de tels phénomènes. Peut-être les parties constitutives d’une créature pourraient-elles être fabriquées, assemblées et être pourvues de la chaleur vitale. »
C’est donc dans une atmosphère propice à la création artistique que Mary Shelley commence la rédaction de ce qui deviendra (avec le Dracula de Bram Stroker mais qui sera publié beaucoup plus tard, en 1897) le roman gothique le plus célèbre de la littérature. Si l’écrivaine s’appuie sur des théories scientifiques émergentes pour donner de la crédibilité à son récit, c’est bien une référence chrétienne qui est le ressort principal de l’ouvrage : « Il fallait que ce fût effroyable ; car suprêmement effroyable serait le résultat de toute tentative humaine visant à singer le mécanisme stupéfiant mis en œuvre par le Créateur du monde. » Le monstre de Victor Frankenstein a par ailleurs été logiquement rapproché du golem de Prague, légende juive qui veut que le Maharal ait créé une créature humanoïde à partir de l’argile. Destiné au départ à protéger les juifs des pogroms, le golem aurait finalement échappé au contrôle de son créateur.
Dans le roman de Shelley, le jeune Victor Frankenstein, Genevois parti faire ses études scientifiques dans la ville bavaroise d’Ingolstadt est fasciné par les savants ésotériques du passé, les Agrippa, les Paracelse et autres Albert le Grand : « Je me délectai à lire et à étudier les chimères débridées de ces auteurs ; je voyais en elles des trésors que peu de gens en dehors de moi connaissaient. » Tel le docteur Faust, Frankenstein cherche à épuiser les secrets de la nature mais il n’est pas convaincu par la science et la philosophie moderne. S’il reconnaît qu’elles ont permis de prodigieuses découvertes, il estime que seuls les maîtres alchimistes d’autrefois peuvent accomplir les miracles qu’il appelle de ses vœux. « Et c’est ainsi que je demeurai un certain temps à m’occuper de systèmes discrédités, mêlant tel un ignorant, mille théories contradictoires, et pataugeant irrémédiablement dans un véritable bourbier de connaissances hétéroclites, guidé par une imagination ardente et par des raisonnements puérils, jusqu’à ce qu’un accident vînt enfin changer le cours de mes idées. »
Un créateur incapable d’amour
Aux yeux de Frankenstein, la faiblesse du rationalisme contemporain tient dans son manque de courage et dans son ignorance volontaire de certains mystères. Ce refus de prendre au sérieux des questions capitales empêche la science de progresser. Transformer un métal quelconque en or, insuffler la vie dans un amas de chair qui en est dénué, voilà à quoi doit s’atteler l’authentique homme de science. Mais, ce que Frankenstein n’a pas encore compris, c’est ce que son entreprise outrepasse très largement le domaine scientifique. Sans s’en rendre compte, il revêt les habits du magicien et, plus encore, cherche à occuper la place de Dieu en voulant faire tomber la barrière entre la vie et la mort. La tragédie qui suit la naissance de la créature tient précisément dans la dimension parodique de cette création.
Frankenstein a créé, mais c’est un créateur incapable d’amour. À peine la créature a-t-elle ouvert les yeux qu’il la rejette et l’abandonne. Au départ, le monstre n’aspire qu’à une chose : à aimer et à être aimé. Il a été miraculeusement doué d’une âme sensible et d’un esprit raffiné. En espionnant une famille, il apprend à maîtriser le langage des hommes, à développer un profond sentiment d’empathie et à raisonner avec précision. Mais son apparence physique effroyable – il n’est après tout qu’un assemblement de cadavres de près de quatre mètres –, le condamne à la souffrance et à la solitude : « Toutes choses – sauf moi – reposaient ou prenaient du plaisir ; mais moi, tel l’ennemi de Dieu, j’étais porteur d’un enfer en moi-même. Me voyant privé de toute compassion, je souhaitais arracher les arbres, répandre ravages et destruction autour de moi, pour ensuite m’asseoir afin de profiter de la ruine ainsi créée. » Puisque son créateur ne lui a donné aucun amour, et puisqu’il l’a fait tel qu’il ne puisse être aimé, la créature rendra misérable son créateur en soustrayant à son regard et à son cœur tous ceux pour qui il éprouve de l’affection : son petit frère, l’innocente servante Justine, son ami Clerval, sa femme Elizabeth, son père.
À la suite de la mort de Justine, la créature avait pourtant tenté de faire entendre raison à Frankenstein. Sans amour, il ne sera qu’un monstre habité par la vengeance. Il faut donc que son créateur lui confectionne une femme. Mais, après avoir longuement hésité puis envisagé la chose, le scientifique refuse. En même temps que l’amour se refuse à la créature, il disparaît progressivement de la vie du créateur. Le mythe de Frankenstein montre donc que toute tentative de l’homme de donner la vie de manière artificielle de ne peut aboutir qu’à une parodie de création. Mais elle confirme aussi une thèse défendue par le philosophe Jean-Luc Marion dans Dieu sans l’être (1982) : être ne suffit pas. Une existence dénuée d’amour n’est pas une existence qui mérite d’être vécue. Elle est fatalement frappée de vanité. C’est pour cela que la créature, après avoir pleuré sur le cadavre de son maître, s’en va s’immoler par le feu dans le silence des glaciers.
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