Si l’Histoire de France de Jacques Bainville (1879-1936) est toujours lue de nos jours, le reste de son œuvre a aujourd’hui sombré dans l’oubli. Le journaliste monarchiste a pourtant marqué de son talent visionnaire et prophétique une époque sombre et ensanglantée par la rivalité et les guerres franco-allemandes. Spécialiste des relations internationales pour L’Action Française et grand connaisseur de l’Allemagne, il a tout au long de sa carrière cherché à comprendre l’âme du peuple allemand dont l’impérialisme belliqueux fut longtemps un péril mortel pour la France. Le 14 novembre 1918, alors que les bruits des canons résonnent encore, il ne cède pas à l’euphorie de la victoire, pressent de futures menaces et annonce, en sombre prophète, un avenir « social-national » pour l’Allemagne. Il en perçoit déjà la menace. Quelques années auparavant, dans son essai Histoire de deux peuples, écrit au début de la guerre , il chercha à remonter aux origines de ce conflit.
Pour Bainville, l’histoire de France doit être comprise dans son rapport étroit à l’Allemagne. Cette relation est le fil rouge de son histoire « car le peuple allemand est le seul dont la France ait toujours dû s’occuper, le seul qu’elle ait toujours eu besoin de tenir sous surveillance. » La proximité, les connexions géographiques entre les deux pays ont fait naître, pour la France, un état de menace permanent. Une opposition entre deux pays, mais également entre deux conceptions monarchiques. La monarchie capétienne, devenue héréditaire, assure au royaume de France une grande stabilité et un avantage considérable face à la monarchie élective du Saint Empire Romain Germanique, source d’anarchie et d’affaiblissement : « Ainsi l’empereur allemand, empereur élu, ne disposait que d’une autorité à peu près nominale, rendue plus précaire par les marchandages et par les concessions, par les pourboires payés à chaque tour de scrutin. Plus les élections se renouvelaient, plus s’affaiblissaient l’autorité impériale. » Entre le XIIème et le XVIème siècle, cette instabilité a contenu les « masses germaniques » et préservé le royaume de France, alors bien faible, face à son voisin. Tandis que l’autorité capétienne se renforce et affirme son autorité sur son royaume par la nature divine du roi de France, la puissance impériale se délite dans le même temps ; un délitement accentué au XVIème par l’apparition de la Réforme protestante qui divise l’Allemagne en deux camps (Luthériens et catholiques).
Ainsi, le génie de la monarchie française et de sa diplomatie a été d’organiser et de pérenniser l’anarchie allemande en attisant les divisions et en alimentant le foyer de la discorde interne entre les différentes puissances germaniques. Pour éviter à l’impérialisme allemand de se tourner vers la France, il faut que la puissance de cet Empire se perde en divisions et luttes intestines. Quand l’Allemagne se défait, la France elle se construit et se préserve. Richelieu, stratège et politique de génie, concrétise cette politique en alimentant la guerre civile en Allemagne au cours de la guerre de 30 ans au début du XVIIème siècle. Après sa mort en 1642, sa politique se concrétise en 1648 par le traité de Westphalie, chef d’œuvre de la diplomatie française. Celui-ci va assurer la domination de la France sur l’Europe pendant plus de 150 ans et fonder un nouvel ordre européen. L’Allemagne se trouve ainsi divisée en plus d’une centaine d’Etats. Elle entre alors sous la protection et l’influence de la France. Dès lors, il n’y a plus une Allemagne mais des Allemagnes.
De la division à l’unification allemande
En 1789, La Révolution Française abat la monarchie mais bouleverse également l’équilibre du continent en réveillant ce volcan éteint de l’autre côté du Rhin. Le sentiment national allemand, qui va bouleverser l’Europe, s’éveille alors face au pouvoir napoléonien. En tant que monarchiste, ce réveil est pour Bainville un des plus grands crimes que la République ait commis à l’encontre de la France. Face à l’agression française, les Allemagnes se dressent pour résister et vont au cours du siècle s’agréger comme les pièces d’une mosaïque autour de la Prusse, puissance montante du monde germanique. L’Allemagne s’unifie et la menace est bientôt prête à franchir le Rhin entraînant la France dans les affres de la guerre.
Bainville accuse également l’élite française de n’avoir pas perçu la menace et même d’avoir cédé à une coupable attirance envers la Prusse. Une attirance née sous le siècle des Lumières grâce au charme et à l’aura de Frederick II de Prusse, ami des philosophes et des artistes. En effet, cette « Prussophilie » s’est développée tout au long du XIXème siècle et les victoires de la Prusse sont même alors célébrées à Paris. Personne ne sent monter le danger de cette puissance qui va balayer le pays en 1870, renversant en seulement quelques mois l’Empire de Napoléon III. Cette guerre marque aussi l’unification définitive de l’Allemagne avec la proclamation du nouvel empire allemand dans la Galerie des glaces du château de Versailles : « La déception était immense et le peuple français venait d’être éveillé de son rêve par des coups cruels. L’invasion, deux provinces perdues, plus d’un million de Français arrachés à la patrie, une monarchie autoritaire et militaire mettant la main sur l’Allemagne, et l’Allemagne acceptant l’hégémonie prussienne : c’était donc cela, c’était cette faillite qu’avait apporté la politique fondée sur les principes de la Révolution »
Cette victoire allemande ne peut selon lui arrêter les ambitions du nouvel Empire. L’Allemagne de la fin du XIXème ne brille plus par sa culture, ses musiciens ou ses écrivains mais par ses soldats. L’État allemand, de plus, s’appuie sur un outil militaire exceptionnel que la France ne pourra plus affronter seule. En 1870, la France est à terre mais, maintenant consciente du danger venu du Rhin, elle peut préparer sa revanche et rattraper les erreurs du passé afin de retrouver les provinces perdues et effacer le souvenir de la défaite. Les poilus de 1914 arrêteront l’offensive germanique mais à quel prix ? Celui de plus d’un million de morts et de la destruction d’une grande partie de son territoire.
Pour Bainville, le jugement est sans appel. La mort de ces hommes trouve son origine dans ce grand bouleversement commencé plus d’un siècle auparavant sous les murs de la Bastille. La Révolution Française a détruit ce fragile édifice construit au cours des siècles par la monarchie. La compréhension de la Grande Guerre ne se trouve pas dans le jeu des alliances européennes ou dans les quelques années précédant le conflit. Non, pour Bainville, l’histoire des hommes et des nations ne peut se faire que par l’étude du « temps long ». Dix ans, cent ans d’histoire ne suffisent pas à comprendre le cataclysme de 1914. Pour le comprendre il faut revenir aux origines de ces deux nations, de ces deux peuples, disséquer leur histoire et comprendre le long et subtil mécanisme de leur rivalité.
Il offre dans cet essai un raisonnement imprégné de son idéologie monarchiste, hostile à la république et qu’il est nécessaire de replacer dans ce contexte de guerre dans lequel l’Allemagne apparait comme seule responsable du conflit. Cependant le style toujours brillant, la démonstration implacable et l’érudition du propos offrent une vision des plus intéressantes dans la compréhension d’une relation franco-allemande toujours décisive hier, aujourd’hui et demain sur le sort de l’Europe.