Souvent considéré comme un réactionnaire, Edmund Burke a néanmoins contribué au renouveau de la pensée politique. Le recul historique a aussi permis de vérifier nombre des prédictions du député britannique, notamment sur la Révolution française. Par ailleurs, ses analyses critiques s’inscrivent dans une tradition libérale et non dans un rejet aveugle des évolutions de son époque.
Nulle philosophie qu’il ne semble contredire par un écrit. Nulle décision qu’il ne semble compromettre par un écart. Le Cicéron anglais, figure politique du XVIIIème siècle, demeure un spécimen pour le moins atypique : son œuvre et sa carrière soulèvent nombre de paradoxes. Quelle que soit la catégorie dans laquelle on l’enferme, il se débrouille pour s’en extirper. Contre-révolutionnaire ? Le voici qui inspire la doctrine de républicains (dont Alexis de Tocqueville). Monarchiste ? Le voilà qui accroît les pouvoirs des « partis » au détriment de la couronne d’Angleterre. Souverainiste ? Il défend l’autonomie des colonies américaines face à la couronne britannique. Et ce ne sont là que quelques exemples empruntés à une biographie riche en revirements parlementaires. L’animal (politique) ne se laisse pas facilement appréhender. Quand on s’intéresse à Edmund Burke, un élément vient toujours contredire l’ensemble. Il se trouve toujours un raisonnement pour rendre la réflexion du philosophe irlandais plus complexe et plus profonde.
Par conséquent, il est assez inapproprié de définir ce Whig comme un réactionnaire. Plus qu’à rejeter les transformations de son temps, son apport a surtout consisté à proposer une méthode politique basée sur la prudence et la connaissance du terrain. Là où les rois ont eu coutume d’employer la force, là où les clercs ont usé du verbe, Burke est un des premiers à envisager l’exercice du pouvoir comme la recherche d’un équilibre par la négociation et le compromis. Contrairement à l’un de ses inspirateurs, Hobbes, il ne souhaite pas que l’État demeure une monarchie despotique : l’administration est un moyen de concilier volonté du peuple et règne des souverains. Au cours de sa carrière, il se pose en représentant d’un territoire et explique à plusieurs reprises que le gouvernement a pour but de répondre aux attentes des populations : un ordre politique est selon lui « une composition de différentes parties et de différents pouvoirs ». Il défend également l’idée selon laquelle gouverner ne revient pas à accomplir un dessein supérieur (fût-il royal ou divin) mais plutôt à adapter l’administration aux nuances de la société, à faire cohabiter politique et tradition.
Se méfier des illuminés
Mais alors, quel est le fondement de la critique de Burke à l’égard de la Révolution française, lui qui semble sensible aux arguments des libéraux ? Dans une Europe dominée par les monarchies, l’avènement des Droits de l’homme et la remise en cause du pouvoir royal suscitent inquiétudes et méfiances. Comme ces pairs, Burke est avant tout préoccupé par la stabilité politique du royaume face à ce qu’il considère comme une menace : autant, il a salué outre-Manche la convocation des États généraux par Louis XVI en 1789 ; autant il est le premier à condamner la prise de pouvoir à Paris d’une assemblée républicaine. Il ne ménage pas ses épithètes pour décrire les révolutionnaires : « Ces messieurs croient qu’ils ont été choisi pour donner une nouvelle forme à l’État », exprime-t-il dans sa Lettre à un membre de l’Assemblée nationale. L’Irlandais considère que la « faction » républicaine fait preuve d’ « intempérance », de « fanatisme » et d’ « ambition ». Dans Réflexions sur la Révolution de France, il assimile volontiers les disciples des Lumières à une secte d’illuminés qui s’étendrait en Europe. Il reproche enfin à cette cabale de ne pas prendre en compte les particularités des populations et des peuples, soit d’oublier, à force d’abstraction, la diversité des contrées qu’ils prétendent gouverner.
Or, Burke a probablement raison sur ce dernier point. Il comprend, à l’inverse des révolutionnaires, que le contrat social est en 1791 un système abstrait, une construction intellectuelle. Pour simplifier, il n’y a que dans les cercles bourgeois et aristocratiques que les principes édictés par Rousseau sont connus et appréciés. Le peuple français n’entend pas leurs vertus ou leur potentiel et il n’existe alors en France aucune tradition démocratique. Dès lors, la société ne peut se reconnaître et se retrouver dans le nouveau régime. La Révolution se fait ainsi sans le peuple, puis contre lui. Au final, les répressions se multiplient pour culminer lors de la guerre de Vendée.
Burke a très bien prévu la suite des opérations : la république qui s’instaure par le pouvoir des armes n’a pas de fondement social (division de la société en ordres), politique (un appareil d’État organisé autour du monarque) ou culturel (une société presque intégralement catholique). Aussi, le nouveau pouvoir ne peut s’instaurer qu’en détruisant les bases de l’Ancien Régime, ce qui revient à instaurer l’anarchie selon Burke. L’avenir lui donne raison : la Révolution dégénère en Terreur, la démocratie rêvée agonise en dictature, la société sombre dans la guerre civile. Il faut attendre l’avènement du général Bonaparte pour retrouver un semblant de stabilité politique, après dix ans de guerre et de répression. Cette versatilité durera d’ailleurs près d’un siècle, avant que la IIIème République ne parachève l’œuvre entamée par les révolutionnaires de 1789, en s’appuyant sur un socle démocratique érigé entretemps. C’est ce qu’a très bien perçu Burke dès la fin de son siècle. Sa critique est fondée sur une connaissance très précise des obligations du politique. Il comprend avec finesse les raisons de l’échec de la Révolution française, « une maladroite pratique pour corriger une absurde théorie », la lente érosion des espoirs démocratiques et l’instabilité à terme.
Employer les matériaux existants
Contrairement aux réactionnaires français, Burke n’envisage pas le pouvoir comme une permanence, mais plutôt comme une continuité : c’est ce que des sociologues du politique appellent l’incrémentalisme ou encore la dépendance au sentier. Burke est marqué comme son pays par l’expérience cromwellienne. Il défend donc l’idée d’une adaptation progressive, pour éviter de remettre en cause l’équilibre construit, en quelque sorte. Pour le protecteur des catholiques d’Irlande, les révolutionnaires ont introduit une rupture irréversible. Le nouveau pouvoir a ignoré « l’état et les circonstances » et, dans les faits, n’a pas essayé d’adapter les structures existantes à son profit. Par conséquent, en négligeant d’employer les « matériaux existants », la Révolution française a fait un bond dans l’inconnu.
Dès lors, il est probable qu’elle bascule dans une dynamique qu’on qualifierait de nos jours de totalitaire. Elle se contraint à reconstruire le régime politique, mais également le tissu social sur lequel il reposait, ce qui implique de tout remettre à plat, les hommes et les idées. D’ailleurs, si deux cents ans d’histoire de France semblent donner tort à Burke, il faut rappeler que les pères de la République (Jules Ferry, Léon Gambetta) ont compris comme le philosophe que le vrai changement ne pouvait se faire que par le bas, par le dialogue et l’éducation. Par conséquent, la construction de la République respecte ce principe édicté par Burke : les rapports sociaux qu’entretiennent les individus, les préjugés qui en découlent sont fatalement les bornes du pouvoir. On ne peut passer outre les composantes de la société. Le décideur doit toucher de ses mains « non seulement la position habituelle mais encore les circonstances passagères » d’un territoire.
Or, il s’agit là du principe d’action et de décision de Burke. Sa direction est toujours déterminée par une disposition existante : la tradition, la culture politique ou encore le tissu humain sur lesquels ses choix vont porter. À ce titre, il n’est pas systématiquement contre l’évolution car en fonction du contexte, ses idées peuvent remettre en cause l’ordre établi (voir son ouvrage Considérations sur la cause des mécontentements actuels) ou le justifier (défense de la monarchie anglaise face à la Révolution). De ce point de vue, on peut voir dans Burke un pragmatique avant l’heure, un théoricien du contexte. S’il s’est trompé sur l’avenir de la « faction républicaine », on peut lui attribuer d’avoir prédit les engrenages de la Terreur, les répressions sanglantes de la Première République. À sa manière, le politicien avait compris que la France n’était pas encore mûre pour la démocratie.
Si cette pensée est éminemment conservatrice, elle n’en introduit pas moins quelques principes et réflexions utiles à l’exercice du pouvoir : modération et prudence ; proximité avec les populations et respect de leurs vues ; méfiance viscérale à l’égard des utopies ou autres projets hors-sol. Cela, en revanche, ne doit pas nous faire dire que la rupture est impossible. Il faut simplement nous rappeler qu’il faudra toujours en payer le prix.