Écrivain et historien de la littérature, Stéphane Giocanti a notamment publié TS Eliot ou le monde en poussières (Lattès, 2002), Charles Maurras, le Chaos et l’Ordre (Flammarion, 2006), C’était les Daudet (Flammarion, 2013). Ami et disciple de Pierre Boutang, il a fait paraître cette année chez Flammarion une biographie remarquable de l’auteur d’Ontologie du secret.
PHILITT : Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Pierre Boutang ?
Stéphane Giocanti : Évidemment, la biographie que j’ai consacrée à Boutang tâche de suivre au mieux la tâche qu’elle se propose : la question que vous me posez ne concerne pas directement cette biographie – il y est question de Boutang, non de moi.
Étudiant à la Sorbonne, et m’intéressant à l’œuvre provençale de Maurras, j’étais tombé sur le Maurras, la destinée et l’œuvre de Pierre Boutang, par hasard, à la Procure, deux ans après sa sortie. Cet ouvrage me parut alors très ardu, mais je le dévorai, en découvris peu à peu la substance, les tensions, la complexité ; je reconnus là un immense dialogue dans lequel se révélait notamment toute une relation à la France. En 1991, secondant Jacques Dauer (un gaulliste « de gauche ») à des émissions d’une radio de la région de Fontainebleau, ce dernier me proposa de l’accompagner pour interroger Pierre Boutang, le jour même où j’allais soutenir mon mémoire de DEA. La perspective de cette rencontre m’enchantait et me faisait trembler, car j’imaginais un colosse inaccessible, qui m’écraserait du poids de son érudition et d’une intelligence dont je percevais déjà le rythme. Ce jour-là, je l’interrogeai sur William Blake et Karin Pozzi (poètes auxquels il consacra chacun un essai). Je découvris d’abord sa gentillesse et sa bienveillance, un côté comique, avec le refus de faire le professeur : il était un être pensant, qui se moquait des formes vaines. Une sorte de potache génial, avec des idées et des positions aiguisées depuis longtemps. Il devint ensuite un maître et un ami, puis – comme pour bien d’autres – un centre de ma vie.
Qu’avez-vous appris auprès de lui ?
Aujourd’hui, presque vingt ans après sa mort, il est difficile de dire tout ce que je lui dois, et comment je lui dois en me dégageant de lui. Sur un plan culturel – qui n’est évidemment pas l’essentiel –, je lui dois la découverte de T.S. Eliot, à qui j’ai consacré la première biographie en langue française ; celle de William Blake, de Martin Buber, et de bien d’autres. J’ai reçu de lui une certaine idée de la langue, du langage et de la poésie, que mes études littéraires étaient incapables de me fournir. Boutang, dans ses œuvres (La Fontaine politique, Ontologie du secret, William Blake manichéen et visionnaire, notamment) m’offrit de comprendre la littérature autrement que ne me le proposaient le positivisme et le structuralisme ambiants, des poéticiens par ailleurs très estimables, mais qui restaient en général fermés au questionnement métaphysique, religieux ou théologique. Étudiants, nous baignions dans la littérarité, la textualité, l’écriture, le palimpseste… Or, tout poème de valeur, chez Boutang, était convié à un véritable banquet. Et la lecture devenait par lui un acte essentiellement joyeux, n’importe le tragique et le malheur dont ces œuvres fussent par ailleurs les témoins. Probablement, je lui dois une meilleure compréhension de la philosophie, alors que je ne suis pas philosophe de formation.
Sur un plan plus personnel, je dois à Boutang d’avoir mieux compris la notion de voyage – celle qui structure et justifie Ontologie du secret, qu’il nomme justement une « odyssée ». Un jour où une étourderie me faisait critiquer quelqu’un que je ne nommerai pas, en assurant qu’il s’égarait politiquement, Boutang trancha doucement : « il voyage ». Il y avait là un sens de la liberté admirable. Lui-même a évolué au cours de sa vie. Il s’est libéré de l’antisémitisme d’État légué par sa formation à l’Action française et par son père, qui avait été Camelot du Roi. Sa conception de la monarchie s’est également modifiée ; elle s’intègre dans une réflexion plus large sur la légitimité politique. Reprendre le pouvoir sent ses années 70 : rien à voir là avec le credo royaliste qui se rencontre dans ses articles d’Aspects de la France des années 1949-1954. Même en politique, il ne s’agit pas d’une pensée monolithique ni immuable. Cet homme très engagé respectait la liberté des autres. Ce n’était pas un penseur identitaire, mais un maître des profondeurs, capable d’amitié avec des esprits opposés au sien – Jean-Toussaint Dessanti, et, de façon différente, Raphaël Sorin et Gérard Guéguan. Les clivages se décomposaient d’eux-mêmes devant son intelligence et sa sensibilité, comme je l’ai constaté maintes fois. Qu’il fût partisan, attaché à certaines certitudes ou « valeurs », pour lesquelles il pouvait lutter âprement, ne constituait pas chez lui une contradiction avec cette disponibilité et cette complexité.
Depuis des années, je voyage en me séparant de lui sur des points parfois essentiels. Mais voyager sans lui m’est en revanche impossible. Il est toujours là.
Qu’est-ce qui faisait de Boutang – aussi bien sur le plan humain qu’intellectuel – un être hors du commun ?
Lorsque l’on se penche sur ses textes (y compris ses Cahiers, dont la publication tarde), on constate tout d’abord que Boutang cherchait toujours à se confronter aux auteurs les plus difficiles. Dans sa jeunesse, il se croyait ainsi « spinoziste ». L’ontologie qu’il dégage du Philèbe dans Reprendre le pouvoir, l’examen des hypothèses du Parménide dans Ontologie du secret, ses notes de cours sur Aristote, sa réfutation de Kojève, ses démonstration sur « l’éléatisme » de Kant, sa lecture de Husserl, révèlent une puissance spéculative hors norme. Pierre Boutang est un philosophe beaucoup plus qu’un professeur de philosophie. Ce qui le montre bien, c’est qu’en début de cours, à la Sorbonne, il ne savait pas exactement ce qu’il serait amené à dire à la fin. Ensuite, la philosophie n’est pas pour Boutang une recherche de résultat – elle est bien le contraire d’une communication, au sens moderne.
En le côtoyant, on s’apercevait très vite qu’il ne tenait aucun de ses livres pour sacrés et définitifs. Il était capable de les réviser, de revoir des idées qu’il avait d’abord défendues. Après avoir publié en 1970 un William Blake déjà remarquable, Boutang a relu Blake et ses commentateurs, s’est plongé dans le latin de Saint-Augustin, et, s’apercevant de certaines erreurs ou de faux-semblants dans son premier livre, accoucha de William Blake manichéen et visionnaire (1991), aujourd’hui recensé dans les bibliographies britanniques du poète. Cet exemple montre là encore à quel point Boutang était libre : vis-à-vis de lui-même, et en revanche lié, avec une intransigeance parfois quichottesque, à l’esprit de vérité et de quête.
La singularité de Boutang, c’est d’assoir sa pensée sur un dialogue avec les Évangiles, la Bible, la tradition judéo-chrétienne – il tenait fort, par exemple, aux commentaires bibliques de Rachi, tout en suivant des cheminements aristotéliciens, platoniciens. Sa langue philosophique tient aussi à la période de sa formation, où les philosophes (pensons à Jankélévitch, son maître au Lycée du Parc à Lyon, ou à son autre maître, Jean Wahl), étaient fortement imprégnés par la littérature, la poésie, mais aussi par la pratique courante du grec et du latin. La plupart des philosophes de la seconde moitié du XXe siècle relèvent de la phénoménologie, sont teintés de marxisme, de structuralisme et de philosophie analytique. Boutang s’est frayé une voie singulière, à partir d’une ontologie classique fondée sur une lecture extrêmement féconde des dialogues platoniciens, qui lui permettait notamment d’interpréter et de juger la phénoménologie (Husserl, Heidegger).
Comment définissait-il sa pratique de la philosophie ?
Il disait que sa philosophie était croyante, et sa foi, philosophante : ces adjectifs verbaux indiquent bien le mouvement qui s’opère dans sa pensée ; ils renvoient à un rythme, une pulsation, ou encore une énergie. Boutang est une force qui va, non pas un géographe qui indiquerait des routes toutes faites ou des solutions. Si son ouvrage majeur, Ontologie du secret, est conçu comme un voyage, et qu’il s’appuie sur le modèle odysséen, ce n’est pas un hasard. Au sein de ce mouvement démonstratif – principalement aristotélicien –, Boutang entre en dialogue avec ses contemporains, qu’il s’agisse de Michel Foucault, Jacques Lacan (Ontologie du secret) ou bien Gilles Deleuze (Apocalypse du désir) ou encore Alexandre Kojève (Reprendre le pouvoir). Là où Boutang reste fondamentalement platonicien, c’est dans ces dialogues, confrontations et réfutations, où la recherche d’un accord coexiste avec le mouvement critique, y compris lorsque son écriture se charge de polémique ou de moquerie. Cet anti-marxiste sait rendre hommage au seul grand marxiste français selon lui : Louis Althusser. Et il a toujours cherché le dialogue avec Raymond Aron – il a, du reste, connu ces deux hommes à des moments différents.
Enfin, il me semble que l’itinéraire de Boutang est lui aussi exceptionnel. Il ne s’agit pas d’un étudiant qui devient professeur et philosophe, se marie et meurt – en comparaison, la biographie de Derrida et celle de Paul Ricœur paraissent ennuyeuses. Il a un itinéraire très accidenté et riche, qui le montre journaliste, critique littéraire et théâtral, romancier, militant, professeur, philosophe, mais aussi traducteur, conseiller du Prince, conspirateur et agent secret – et agent du secret. Plus qu’un baroque, c’est un homme de la Renaissance : il buvait bien en récitant du Dante et dormait en rêvant à des citations de Proclus (fait consigné dans ses Cahiers).
Comment expliquez-vous le fait qu’un esprit tel que lui ait été aussi longtemps ostracisé et soit, encore aujourd’hui, méconnu ?
Bien entendu, les clivages politiques et philosophiques fournissent une explication. Héritier partiel de Maurras – et parfois paradoxal –, contempteur de la démocratie, du libéralisme et du marxisme, « monarcho-gaulliste », comme l’appellent des historiens, il paraît à première vue se brûler les ailes par des positions à l’opposé de celles de la seconde moitié du XXe siècle. On peut évidemment s’en tenir là et passer à côté. Des esprits aussi libres que Jankélévitch, et surtout Steiner, n’auraient pas nourri pour lui une amitié sincère si Boutang n’avait été qu’un vulgaire fasciste ou réactionnaire – alors qu’il se plaça du côté du monde « libre » dès 1941-1942, et qu’en 1967, il défendit l’État d’Israël, et invita en 1981 à élire Mitterrand. Reprendre le pouvoir est une réflexion sur la légitimité, sur l’articulation entre le consentement et l’autorité. Boutang croyait aux « libertés » au sens maurrassien, qui est assez proche d’un libéralisme politique à l’ancienne. Comme tous les philosophes politiques, il est un penseur de la Justice, dans des termes qui relèvent certes de la métaphysique plutôt que de la morale ou du droit. L’un des mots les plus importants chez cet helléniste passionné est la « mesure ». Boutang philosophe de la Cité est en quête d’une mesure humaine (ou humano-divine) qui qualifie tout le reste, y compris son adhésion viscérale à la monarchie et à Maurras. C’est quelque chose de vertigineux et de difficilement acceptable lorsqu’on ne l’a pas lu, et que l’on ignore la culture philosophique et politique sur laquelle sa pensée s’édifie.
Mais aujourd’hui, la tendance est grande de juger sans avoir lu, et d’exiger de la lecture le miroir fidèle de ce que l’on croit déjà. Le refus de mettre sa pensée à l’épreuve est une raison de cet ostracisme.
La lecture de Boutang est très ardue – je pense en particulier à son Ontologie du secret. Quels conseils donneriez-vous au lecteur pour aborder cette pièce maîtresse de la pensée de Boutang ?
Peut-être conviendrait-il de commencer par la lecture des Abeilles de Delphes, de La source sacrée, bien que les positions de Boutang aient évolué sur quantité de points, depuis la période où il écrivit les articles recueillis dans ces ouvrages. Ensuite, je serais tenté d’indiquer les Commentaires sur quarante-neuf dizains de la Délie, petit chef d’œuvre de platonisme naguère admiré de Lucien Febvre. Puis je conseillerais le La Fontaine politique, William Blake manichéen et visionnaire, Karin Pozzi ou la quête de l’immortalité – où se développe une puissance de lecture métaphysique étourdissante. Pour en venir à Ontologie du secret, tout dépend des dispositions personnelles que l’on entretient vis-à-vis de la philosophie : demander à quelqu’un de lire ce texte si, auparavant, il n’a jamais lu sérieusement Aristote et Platon, s’il ne connaît rien de la phénoménologie, de Kant, cela ne ressemble à rien. Toute œuvre philosophique d’importance procède d’une relecture de l’histoire de la philosophie (de ses articulations essentielles, j’entends). Je déconseille donc de commencer par… le principal !
Boutang a-t-il aujourd’hui des héritiers et, si oui, qui sont-ils et que lui doivent-ils ?
Comme je le dis souvent, Boutang a des héritages plutôt que des héritiers. Son but n’était pas de faire école, mais de témoigner ou de sauver – avec les moyens du bord. Tout ce qui « sauve » est boutangien, en un sens. Encore faut-il savoir ce qui est à sauver, et de quoi. De fait, Boutang a marqué des écrivains (de Roger Nimier à Gabriel Matzneff et Jean Védrines), des éditeurs (Raphaël Sorin, qui compare Le Purgatoire à Ulysses de Joyce et à L’Homme sans qualités de Musil ; Jean-François Colosimo, qui fut son étudiant), des philosophes (Jean-Louis Chrétien, Jean-Luc Marion), des critiques et « philologues » (George Steiner). Il y a des esprits fous de Boutang : étudiants de philosophie, séminaristes, anciens étudiants devenus professeurs à leur tour ; mais ils ne composent pas une famille d’esprit unie, c’est le moins que l’on puisse dire. Les uns prétendent tirer de lui une grande liberté spirituelle (Denis Lensel, Jean-François Colosimo), les autres, un modèle de recherche métaphysique (Alain Douchevsky) ; d’autres encore sont marqués par sa pensée politique (Chantal Delsol, François Huguenin, Frédéric Rouvillois). Il exerce une certaine influence auprès des chrétiens, qu’ils soient catholiques ou orthodoxes, mais cela n’aboutit pas à une doxa, ni à un courant particulier. Sur le plan littéraire, l’héritage de Boutang est très difficile à évaluer. Il y a des gens qui lisent Le Purgatoire et La Maison un dimanche, mais l’impact paraît davantage personnel et spirituel que proprement littéraire. La vérité, c’est que les textes de Boutang attendent de nouveaux lecteurs, et des lecteurs critiques, capables de résister, de soupeser, non pas nécessairement des adhérents béats. Boutang nous oblige à être authentiques, et à aller toujours plus loin que nous-mêmes.
Quant à un héritier proprement dit, je n’en vois pas, et il faudrait d’abord savoir ce que pourrait être un héritier de Boutang : une imitation ? un épigone ? Il me semble qu’il pourrait être question d’un héritier le jour où un esprit d’une très grande capacité spéculative pourra conquérir son propre horizon de pensée à partir de certaines intuitions décisives qu’il trouverait chez Boutang, sans accepter tout de lui par ailleurs. Un véritable héritier ne pourrait être qu’un penseur et un écrivain d’une égale puissance.
Photos, coll. Particulière (Christophe Boutang)