Le livre Γ de la Métaphysique est un des passages les plus discutés de l’histoire de la philosophie. Tout philosophe qui se respecte a son mot à dire sur Métaphysique Γ. Heidegger tout particulièrement voit dans ce passage la première formulation de la question de l’être en tant que tel. Si Parménide, Héraclite et Platon ont discuté le problème de l’être bien avant Aristote, la manière dont celui-ci l’aborde est fondamentalement nouvelle. Cette nouveauté dans la manière de s’interroger sur le problème de l’être, c’est-à-dire au delà de son rapport au non-être ou à l’autre (Platon ne posait pas directement la question de l’être, il cherchait plutôt à faire du non-être un genre (γένος) de l’être), implique également une certaine ambiguïté qui semble avoir marquée toute l’histoire de la philosophie. Cette ambiguïté fondamentale de la question de l’être est intimement liée à la nature de l’être lui-même. Selon Aristote, l’être est un « pollachôs legomenon » (πολλαχῶς λεγόμενον), c’est-à-dire qu’il se dit selon une pluralité de sens. Si pour Aristote l’être n’est pas comme nous l’avons dit plus haut « ambiguë », il n’est pas pour autant univoque. L’être ne peut se comprendre de manière satisfaisante que si l’on s’applique à rendre compte de cette pluralité. De cette pluralité de sens, Heidegger a dégagé une question centrale, à savoir « to ti ên einaï » (τὸ τί ἥν εἵναι), littéralement « qu’en était-il de l’être ? », la présence de l’imparfait est surprenante et accentue le caractère mystérieux de la question. De plus, il existe trois fonctions du verbe être. La fonction copulative (S est P), la fonction existentielle et la fonction « véritative » (être = vrai). Il semble que le sens de « einaï » ne correspond à aucun moment de ce triptyque. Le sens de l’être d’Aristote ne se superpose pas au sens du dictionnaire grec historique.
Aux yeux de Heidegger, l’histoire de la philosophie a déformé la question originelle posée par Aristote, elle aurait transformé une question strictement ontologique en une question théologique, c’est-à-dire qu’elle aurait compris la question de l’être comme celle de l’être le plus haut (ou de l’être premier, celui qui est au fondement) et non comme une recherche sur ce qui caractérise en propre l’ousia (ουσία), c’est-à-dire l’ « étance » même de l’être, ce qui fait que l’être est être.
En premier lieu, nous dégagerons les différents enjeux et problèmes soulevés par Métaphysique Γ, à savoir la possibilité même d’une science de l’être ou encore ce qu’il s’agit de comprendre par le terme de « métaphysique », titre qui n’a d’ailleurs été donné que postérieurement à cet ouvrage par l’éditeur Andronicos de Rhodes. Ensuite, nous nous pencherons sur l’acception de « être » comme « pollachôs legomenon », nous tacherons également de présenter les quatre sens de l’être tout en insistant sur le primat de la substance ou ousia. Finalement, nous nous poserons la question de l’ousia à proprement parler en expliquant qu’il existe deux voies d’accès à celle-ci, à savoir le logos (λὸγος) et l’eidos (ἕιδος) tout en montrant qu’il existe une ousia première et une ousia seconde. Cette réflexion nous amènera également à nous étudier le rapport entre Platon et Aristote
I)
L’enjeu principal du livre Γ de la Métaphysique d’Aristote doit se comprendre à partir de la question suivante : Comment rendre possible une science universelle ? Comment concilier science et universalité de l’objet ?
La réflexion aristotélicienne sur la possibilité d’une métaphysique se déploie à partir des prémisses suivantes. Tout d’abord, il ne peut y avoir de science que d’un genre. Deuxièmement, l’être n’est pas un genre, il est, à proprement parler, « transgénérique », c’est-à-dire qu’il traverse tous les genres. Comme le dit Heidegger : « Mais l’ « universalité » de l’ « être » n’est pas celle du genre. L’être ne délimite pas la région suprême de l’étant pour autant que celui-ci est articulé conceptuellement selon le genre et l’espèce. L’ « universalité » de l’être « transcende » toute universalité générique. »
La science de l’être semble donc compromise par des principes épistémiques présentés dans des ouvrages ultérieurs. De cette incompatibilité entre l’être comme objet et entre la science comme méthode, Aristote est conduit à proposer les hypothèses suivantes : soit il n’y a pas de science de l’être, soit la « science » de l’être n’est pas une science, soit l’étude de l’être est soumise à un traitement spécial, proche de la dialectique.
L’idée d’une « métaphysique » est donc en soi problématique. Étudier l’être en tant qu’être (το ον η ον) implique une méthode toute particulière. La science de l’être, avant d’étudier son objet, doit s’interroger sur ses propres conditions de possibilité.
Que doit-on entendre précisément par « métaphysique » ? La métaphysique (méta-physica) désigne ce qui vient après la physique, elle continue une recherche sur les causes et les principes. Il s’agit d’aller au-delà de la physique sans pour autant faire de l’hyper-physique, au sens de transcendant. Pour Aristote, si la métaphysique désigne la science de l’être, elle étudie pourtant un grand nombre d’objets.
La métaphysique est tout d’abord la science de l’étant en tant qu’étant. Elle se veut donc être une ontologie. Cependant, l’être parce qu’il est un « pollachôs legomenon » possède une pluralité de sens mais cette pluralité se dit par rapport à une unité qui est la substance. Aristote affirme : « L’Etre se prend en plusieurs acceptions, mais c’est toujours relativement à un terme unique, à une même nature. » La métaphysique étudie donc également la substance, sens fondamental de l’être et catégorie première. La métaphysique est donc également une ousiologie.
La métaphysique étudie aussi les causes, c’est donc une étiologie. Elle étudie les principes, les espèces ou formes de l’étant, mais également l’Un (grâce au principe de convertibilité de l’être et de l’Un), ses espèces et ses contraires, le Multiple. La métaphysique se présente donc aussi comme une hénologie. Finalement, elle étudie les axiomes (principe de non-contradiction et principe du tiers-exclu).
La métaphysique peut donc se comprendre de trois manières. Elle peut être soit une science de l’étant en tant qu’étant, soit une philosophie première, soit une sagesse première ou sophia. Pour Aristote il existe une ousia première et une ousia seconde auxquelles correspondent une philosophie première et une philosophie seconde. La science de l’être en tant qu’être est là philosophie première, la philosophie seconde correspond à la physique.
Qu’est-ce qu’Aristote entend lorsqu’il se pose la question « ti to on? » sur le mode du « to on hè on »? Cette question peut désigner trois choses. Premièrement, elle peut être une interrogation sur l’être commun, c’est-à-dire sur la propriété que partagent tous les étants par le fait même d’être étant. C’est donc la question de l’ « étance » ou, si l’on veut, de l’ «êtreité ». Dans une deuxième acception, on peut envisager le problème de l’être de manière quantitative, c’est-à-dire se demande ce qui est le plus étant. Cette compréhension de la question de l’être à partir de cette logique d’intensification conduit à la théologie ou métaphysique spéciale. En effet, se poser la question de l’être le plus haut revient par extension à s’interroger sur Dieu. Finalement, étudier l’être en tant qu’être peut également signifier étudier le mode le plus fondamental de l’être, le sens premier de l’étant, à savoir la substance. Cela revient à réduire la problématique ontologique à une problématique ousiologique.
Cependant, la manière dont Aristote se sert du mot ousia prête à confusion. En effet, il l’emploie pour désigner indifféremment la substance, le composé hylémorphique (le composé de matière et de forme) ou encore ce que Tricot traduit par essence ou quiddité. Il semble donc problématique de réduire le sens de ousia à celui de substance. Nous tenterons dans notre devoir de montrer que ousia désigne le fait même d’être, ce que nous avons jusque là appeler « étance ». Nous faisons le choix de préférer ce néologisme au concept d « essence » qui paraît assez inadapté car chargé de connotations modernes.
II)
La métaphysique d’Aristote part du point de départ suivant : « to on legetaï pollachôs », l’être est donc fondamentalement plurivoque. Cette compréhension de l’être comme irréductible à une pluralité de sens s’explique par l’insatisfaction d’Aristote vis à vis de ses prédécesseurs. L’être figé de Parménide, l’être instable d’Héraclite, mais également la réduction de l’être aux accidents par les sophistes ou encore le raisonnement boiteux des mégariques, ont obligé Aristote à forger cette théorie de l’être comme « pollâchos legomenon ». Comme l’affirme Pierre Aubenque : « Etre par soi et être par accident, être en acte et être en puissance : telles sont les distinctions auxquelles Aristote a été « contraint » par la résolution de l’apparence sophistique, d’une part, et par les apories mégariques, de l’autre. Alors que Platon, pour résoudre ces dernières difficultés, avait opposé l’altérité à l’être et en avait fait ainsi un non-être, Aristote, conscient des contradictions de la solution platonicienne et de son incapacité à rendre compte du discours attributif, restitue l’altérité à l’être lui-même comme l’un de ses sens (la relation), en même temps qu’il reconnaît une telle altérité dans le langage sur l’être, sous la forme d’une pluralité de significations. »
La pluralité des sens de l’être naît donc de la confrontation avec les penseurs qui l’ignorent, à savoir les présocratiques (Parménide), les sophistes (Protagoras) et Platon. Parménide dans son Poème propose une forme de monisme ontologique. A ses yeux, seul l’être est, le non être n’est pas. L’être est également un. Aux yeux d’Aristote, Parménide réduit l’être à la substance (Cf. Livre I de la Physique). Les sophistes, quant à eux, ne distinguent pas l’être de ses accidents. Il n’y a que des accidents et pas de substrat. Il est donc impossible de penser la continuité de l’être. Aristote pense intégrer, dans sa théorie de la pluralité des sens de l’être, la pensée de ses prédécesseurs (l’être selon la substance : Parménide, l’être selon les accidents : les sophistes).
Aux yeux d’Aristote, il existe quatre sens de l’être, à savoir l’être selon la substance, l’être selon les accidents, l’être selon le vrai et le faux et l’être selon la puissance et l’acte. Aristote énumère à plusieurs reprises les différent sens de l’être sans jamais proposer de listes strictement équivalentes. Dans le livre Δ qui est en quelque sorte le dictionnaire du vocabulaire aristotélicien, Aristote propose l’énumération suivante : « L’Etre se dit de l’être par accident ou de l’être par essence. […] L’Etre par essence reçoit autant d’acceptions qu’il y a de sortes de catégories, car les significations de l’être sont aussi nombreuses que ces catégories. […] « Etre » et « est » signifie encore qu’une proposition est vraie, « n’être pas » qu’elle n’est pas vraie, mais fausse, aussi bien pour l’affirmation que pour la négation. […] Enfin « Etre » et « l’Etre » peuvent signifier aussi tantôt l’Etre en puissance, tantôt l’Etre en entéléchie […] »
Dans le livre E, Aristote nous dit : « L’Etre proprement dit se prend en plusieurs acceptions : nous avons vu qu’il y avait d’abord l’Etre par accident, ensuite l’Etre comme vrai, auquel le faux s’oppose comme le non-être ; en outre, il y a les catégories, par exemple la substance, la qualité, la quantité, le lieu, le temps, et d’autres modes de signification analogues de l’Etre. Et il y a, en dehors de toutes ces sortes d’êtres, l’Etre en puissance et l’Etre en acte. »
Nous allons tenter de dégager de la manière la plus claire possible les différents sens de l’être. Il semble tout d’abord que l’être « par soi » ou « par essence » nous ramène à la catégorie de la substance ou ousia. L’être par accident semble quant à lui désigner le reste des catégories. En effet, hormis la substance, les autres catégories peuvent être considérées comme accidentelles. Etre par soi et être par accident correspondent donc au sens catégorial de « être ». Ensuite il y a l’être selon le vrai et le faux que l’on retrouve de manière identique dans les deux listes. Finalement, il y a l’être selon la puissance et l’acte ou entéléchie. Entéléchie est une autre manière de désigner l’être en acte et signifie littéralement ce qui possède en soi-même sa propre fin (έν τελος εκειν).
Que faut-il comprendre quand Aristote affirme que l’être est fondamentalement pluriel ? Doit-on penser que l’être est fondamentalement dispersé ? Que la science de l’être est d’emblée compromise par la nature même de l’objet qu’elle étudie ?
Pour Aristote, si l’être possède une pluralité de significations, celle-ci peut toujours être ramenée à un fondement stable, c’est-à-dire à la substance. L’être se dit toujours à partir d’une unité, une unité « pros hen » (προς ήν), un type d’unité particulière. Owen parle d’unité focale ou « focal meaning ». Pour Owen, Aristote se refusait au départ à une science de l’être, c’est l’acception du concept de substance comme unité focale qui a permis de sauver cette entreprise.
« Telles choses, en effet, sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances, telles autres parce qu’elles sont des affections de la substance, telles autres parce qu’elles sont un acheminement vers la substance, ou, au contraire, des corruptions de la substance, ou parce qu’elles sont des privations, des qualités de la substance, ou bien parce qu’elles sont des causes efficientes ou génératrices, soit d’une substance, soit de ce qui est nommé relativement à une substance, ou enfin parce qu’elles sont des négations de quelqu’une des qualités d’une substance, ou des négations de la substance même. »
Il existe donc un primat de la substance sur les autres sens de l’être, à savoir ceux qui sont seulement accidentels. En effet, la catégorie de la substance, de l’ « étance » semble être absolument première par rapport à toutes les autres. Je ne peux pas dire que quelque chose est petit ou grand, blanc ou noir, sans d’abord dire qu’il existe. Heidegger exprime cette idée ainsi : « L’étant qui se montre en lui et pour lui, et qui est compris comme le proprement étant, reçoit par conséquent son interprétation par rapport au pré-sent (Gegen-wart), c’est-à-dire qu’il est conçu comme présence (ουσία). » Et même quand j’affirme que quelque chose n’est pas, je le dis en relation avec la substance sous le mode de la négation (privation). Pour Aristote, je ne peux parler d’un étant sans primitivement considérer sont caractère existant ou non existant. L’être qui se présente face à moi possède toujours une substance, substance grâce à laquelle je peux dire « où? », « comment? » ou encore « avec qui ? » est cet être. La catégorie de la substance au sens d’ « ousia » semble donc désigner non pas l’essence ou la quiddité comme le traduit Tricot mais bien le fait même d’être, l’ « étance ».
III)
La réflexion aristotélicienne sur l’être part de la question : « Ti to on? » (τι το ον), c’est-à-dire « Qu’est ce que l’être ? » (ou plutôt l’étant). Il existe également une autre question : « Tis hè ousia? » (τις ή ουσία) C’est la question de la substance, littéralement, de l’« étance ». Ousia en grec signifie aussi le bien foncier et ce sur quoi on peut bâtir. Cela à donner « sub-stancia », de « stare » qui désigne ce qui se tient en dessous. Ces deux questions renvoient à la distinction que fait Heidegger entre être et étant. La question de l’ « ousia » étant, à proprement parler, la question de l’être.
Comment aborder cette question de l’être ? Aux yeux d’Aristote, il existe deux voies. La première est celle du logos, terme intraduisible (comme les vocables chinois tao ou zen), il signifie à la fois la parole, le discours, l’argument, la raison, le fondement.
Deux mots grecs sont construits à partir de la racine ouisa. Parousia qui signifie présence et apousia qui signifie absence. L’ouisa apparaît comme le jeu de la présence et de l’absence. En effet, lorsque l’on est amené à parler de quelque chose, on peut le faire de deux manières. Soit en disant quelque chose de l’essence, c’est-à-dire en s’interrogeant sur la chose qui se présente devant moi (présence), soit en racontant raconter les vicissitudes de quelqu’un (absence).
Sans que nous ne nous en rendions vraiment compte, nous effectuons sans cesse des jugements sur l’existence. Chaque fois que nous affirmons ou nions quelque chose, nous disons quelque chose de l’être. La plupart du temps, l’être apparaît sous forme de copule et a tendance à s’effacer par rapport au sujet et au complément. Pour le sens commun, lorsque nous formulons la phrase « L’arbre est en fleur. », l’attention est intuitivement portée sur le sujet (arbre) et sur ce qui est dit de lui (en fleur). Pour Heidegger, ce que le sens commun occulte, c’est le fait que nous ne disons pas seulement que l’arbre est en fleur, mais bien que l’arbre est. Ce jugement d’existence, parce qu’il est presque toujours présent, nous apparaît comme secondaire. Or, il est ce qu’il y a de plus fondamental. Ce que nous disons primitivement sur une chose c’est que celle-ci est ou n’est pas.
Dans l’exemple proposé ici « L’arbre est en fleur. », quelle question posons-nous ? Nous posons ici la question du « comment », c’est-à-dire la question de la qualité. Pour Aristote, le verbe être ouvre toujours sur un certain mode d’être. La conception du langage chez Aristote passe par la prédication. Prédiquer, c’est émettre un jugement sur quelque chose grâce aux catégories. Aristote présente une liste de dix catégories dans son traité du même nom. Pierre Aubenque nous dit : « Ces modes de l’attribution déterminent autant de catégories, c’est-à-dire – suivant l’étymologie de κατηγορία, qui vient de κατηγορεῖν, attribuer – autant de façons d’attribuer le prédicat (qu’il soit accidentel ou essentiel) à un sujet, c’est-à-dire encore autant de significations de la copule être. »
SUBSTANCE Lieu
Qualité Temps
Quantité Position
Relation Possession
Action Passion
Le verbe être ouvre donc sur les catégories. Si l’être ouvre aux catégories, il ne peut le faire qu’à partir de quelque chose de concret. L’être dit donc aussi quelque chose de la substance, la catégorie fondamentale, à la base de toutes les autres.
Aux yeux d’Aristote, le terme même d’ « ousia » n’est pas univoque. Il y a en effet un dédoublement de l’ousia. On peut parler d’ousia première, le « tode ti » (τόδε τι), le « ceci que voici » et d’ousia seconde, l’eidos, idée ou forme. Cette distinction nous ramène à la compréhension platonicienne de « ousia » dont Aristote a pris le contre-pied.
En effet, pour Aristote, l’ousia première est la chose même, sensible, qui se présente devant moi. En revanche, pour Platon, l’ousia première, c’est l’eidos, la forme qui possède une existence objective et séparée. Que doit on comprendre quand Platon affirme « To kalon ta kala kala. » (το καλόν τα καλά καλά) c’est-à-dire « Le beau fait que les belles choses sont belles. » Qu’est ce qui dans les kala est kalon ? Platon se pose ici la question de l’eidos. Ce qui fait que les choses sont belles, c’est la forme du beau. Aux yeux de Platon, seul l’idée du beau est, à proprement parler, belle. La philosophie de Platon passe par le souvenir (anamnesis). Il s’agit de se souvenir d’une idée, d’une forme qui est première par rapport à la chose sensible qui se présente devant moi. Pour Platon, connaître, c’est connaître les idées. La question posée est celle de l’origine de l’eidos et de son apparition. L’eidos apparaît sur ce mode particulier qu’est celui de l’anamnèse. Si l’eidos ne peut être saisie que par l’expérience du souvenir, de quel souvenir s’agit-il ? Il s’agit d’un souvenir de la vie contemplative, c’est-à-dire une vie avant qui précède l’incarnation de mon âme dans cette prison que représente mon corps. Les idées viennent donc d’un « ailleurs » en opposition à cet « ici-bas » qu’est l’existence matérielle.
Pour Platon, le discours ne serait possible sans le souvenir des idées. En effet, Platon affirme dans le Sophiste : « C’est de la naturelle participation des idées entre elles que le logos nous est venu. » En revanche, pour Aristote, il n’ y a d’eidos que parce qu’un logos ouvre à cette réalité. Le discours possède une fonction privilégiée dans la mesure où il rend l’être manifeste.
« D’autres textes, il est vrai, semblent assigner au discours en tant que tel une fonction non seulement signifiante, mais dévoilante. […] De même, de ce qu’Aristote désigne la proposition par le terme d’ἀπόφανσις, on cru pouvoir conclure qu’il attribuait au discours une fonction « apohantique », c’est-à-dire révélatrice […] Mais sur ce point, il faut noter que l’expression ἀπόφανσις ne désigne pas n’importe quelle espèce de discours […] La fonction apophantique n’appartient donc pas au discours en général, mais au discours judicatif, car celui-là seul fait voir ce que les choses sont et qu’elles sont ce qu’elles sont ; celui-là seul, comme on l’a vu, entretient avec les choses qu’il exprime un rapport qui n’est pas seulement de signification, mais de ressemblance. »
L’opposition Platon / Aristote tourne principalement autour de la question du logos mais aussi autour de celle de l’eidos. Le logos pour Platon n’est qu’un dérivé des idées. C’est grâce à la participation qu’on accède au logos. Pour Aristote, le logos est le fondement. Le logos, dans la dialectique platonicienne, n’est qu’un fil directeur. Il n’est qu’un retour sur une expérience déjà vécue. Pour Aristote, le logos est une expérience primordiale.
Heidegger exprime la fonction du logos de la manière suivante : « Λογος en tant que discours signifie bien plutôt autant que δηλουν, rendre manifeste ce dont « il est parlé » (il est question) dans le discours. Cette fonction du parler, Aristote l’a explicitée de manière plus aiguë comme αποφαινεσθαι. Le λογος fait voir quelque chose, à savoir ce sur quoi porte la parole, et certes pour celui qui parle (voix moyenne), ou pour ceux qui parlent entre eux. Le parler « fait voir » απο… à partir de cela même dont il est parlé. Dans le parler (αποφανσις) pour autant qu’il est authentique, ce qui est dit doit être puisé dans ce dont il est parlé, de telle sorte que la communication parlante rende manifeste, en son dit, ce dont elle parle, et ainsi le rendre accessible à l’autre. Telle est la structure du λογος comme αποφανσις. »
La première voie d’accès à l’ouisa que nous avons identifié est donc le logos. L’être se dévoile de manière catégoriale. L’être ouvre à la fois sur le tode ti et sur l’eidos. La parole apparaît donc comme apophantique, elle a la propriété de faire apparaître la chose en elle-même, c’est-à-dire « eidétiquement ».
Il existe également une deuxième voie d’accès à l’être, c’est celle de la poïesis (ποιεσις). Comment rendre compte d’un objet comme une table, de la « tabléité » de la table ? Celle-ci se définit par sa spécificité, sa fonctionnalité. C’est à travers l’œuvre que l’on peut comprendre l’ouisa de cette table. En effet, grâce au menuiser, la matière prend forme. Le menuiser possède déjà en lui l’idée de la table et il l’imprime à la matière inerte, au bois brut. On peut dire que le menuisier informe littéralement la matière, au sens où il lui confère une forme. Cependant, le producteur n’est pas celui qui connaît le mieux son objet. En effet, dans la pensée antique, celui qui connaît le mieux la chose, c’est celui qui en a l’usage. Celui qui produit l’objet demeure subordonné à cet usage.
L’être peut donc apparaître aussi à travers la production. L’eidos, dans la production n’est pas vu mais mis en œuvre. L’artisan n’est pas contemplatif. Cependant un nouveau sens de l’être apparaît, à savoir l’être en acte. Cela nous ramène à un des sens de l’être que distingue Aristote, celui de la puissance ou dunamis (δύναμις) et de l’acte ou energeïa (ενέργεια).
Aux yeux d’Aristote, l’être en puissance n’est pas un pur non-être, c’est en quelque sorte l’être à l’état de latence, un être possible qui attend le moment de son actualisation. L’acte correspond en revanche à la manifestation pleine de l’être. Aux yeux d’Aristote, l’être en acte est le plus haut degré ontologique. Etre en acte, c’est être absolument.
Quelle est donc l’idée de la table ? L’eidos apparaît dans sa fonction, dans sa finalité. Cette considération sur la fin nous ramène inévitablement à la problématique du mouvement. Pour Aristote, il existe quatre types de mouvement : selon le lieu (transport), selon la substance, selon la qualité (altération) et selon la quantité (croissance). Pour Aristote, le mouvement dévoile quelque chose de l’être. Qu’est ce que le mouvement ? C’est quelque chose qui répond à une cause. Le mouvement pour Aristote se comprend toujours comme un parvenir ou un éloignement de soi même (En revanche, pour les romains, le mouvement, c’est devenir autre.). La seconde voie passe donc par le mouvement qui existe aussi bien dans la nature que dans l’art. Il faut en effet distinguer la tekné (τεκνή) de la poïesis. La poïesis occupe un champ plus large que la tekné, elle se rapporte également à la nature.
Pour Aristote, le mouvement est toujours orienté vers une fin, laquelle dévoile l’être de la chose. Le mouvement n’est pas seulement un mouvement physique, c’est-à-dire un mouvement local. Le mouvement aristotélicien répond également à la problématique du changement qui doit être pensé à partir du couple puissance et acte.
Par exemple, on peut considérer que l’élève possède un savoir en puissance tandis que le professeur possède un savoir en acte. C’est le contact du professeur et de l’élève qui créé le mouvement. Cependant, cette doctrine du mouvement implique une régression à l’infini. Pour éviter ça, il faut un acte premier qui n’a jamais été puissance, un acte pur. Il faut quelque chose qui mette en mouvement sans lui-même être en mouvement, c’est-à-dire un premier moteur immobile. Le premier moteur, c’est le divin (immobile, séparé). Séparé de la matière, car celle-ci implique la contingence. Le premier moteur est purement pensée. Il est pensée de la pensée. Il ne peut penser autre chose que lui-même.
Nous avons donc montrer qu’il existe un dédoublement de l’ousia au sein même de la pensée d’Aristote, un dédoublement théorique qui va au delà de la simple polysémie de « ousia ». Il existe donc une ousia première qui correspond à la chose telle qu’elle se présente sous mes yeux, la chose concrète que je peux toucher, la chose « empirique » si l’on veut, mais également une ousia seconde qui renvoie à la forme de la chose, c’est-à-dire l’idée au sens platonicien. Cependant, ce qui distingue fondamentalement la pensée d’Aristote de celle de Platon, c’est que l’ousia au sens de eidos ne possède pas d’existence séparée. Pour Aristote, l’eidos apparaît toujours dans le composé de matière et de forme, c’est-à-dire dans la chose que je peux voir et toucher. Platon et Aristote proposent donc deux théories de la connaissance qui vont dans des sens inverses. Platon part du souvenir de l’idée pour accéder aux choses sensibles tandis qu’Aristote par des choses mêmes pour conquérir l’eidos. Nous avons également vu que pour Aristote il existe deux manières d’accéder à l’ousia, ou plutôt de la dévoiler. Tout d’abord en parlant des choses, en se servant du logos qui est compris par Aristote comme révélateur d’être, mais également en ayant une approche pratique avec les objets. En effet, pour Aristote, je peux avoir une connaissance de l’ousia table en me mettant à travailler sur celle-ci. Je comprends alors que la « tabléité » de cette table consiste à pouvoir travailler dans de bonnes conditions.
Le livre Γ de la Métaphysique d’Aristote soulève donc de nombreux problèmes. Tout d’abord, il s’agit d’apaiser la tension entre les principes épistémiques et l’objet étudié. La science de l’être si elle est possible sera donc une science toute singulière, différente de la physique, de la biologie ou de la logique. La métaphysique se veut être principalement la science de l’être en tant qu’être mais nous avons vu que son champ d’investigation était bien plus large. En effet, elle se veut être également une étiologie, une hénologie ou encore une recherche sur les axiomes. De plus, si l’on se focalise sur le concept de métaphysique comme science de l’étant en tant qu’étant, on remarque que cela peut vouloir dire trois choses, à savoir que la métaphysique est une ontologie, une ousiologie ou encore une théologie.
La métaphysique est donc en tant que science difficile à cerner, mais cela est du à l’objet qu’elle étudie à savoir l’être qui est présenté par Aristote comme un pollâchos legomenon. Nous avons montrer qu’il fallait retenir quatre sens de « être », à savoir l’être par soi, l’être selon les accidents, l’être selon le vrai et le faux et l’être selon la puissance et l’acte. Nous avons insister sur le fait que les différents sens de « être » se disaient à partir d’une unité qu’est la substance. La métaphysique n’est donc pas une science boiteuse et éparpillée dans la mesure où elle possède un point d’appui.
Finalement, nous avons montrer qu’il y avait un dédoublement du concept de « ousia » dans la pensée d’Aristote et que ce dédoublement devait se comprendre par rapport à la pensée de son maître Platon. Ousia pour Aristote désigne donc aussi bien l’objet sensible (ousia première) mais également la forme même de cet objet (ousia seconde). Nous avons également mis en valeur le rôle décisif du logos et de la production dans l’entreprise de saisie de l’ousia. Pour Aristote, le discours est apophantique, il manifeste l’être. L’œuvre permet également de comprendre l’ousia de la chose dans la mesure où je peux m’en servir.
M.