Le magazine Lui refait son apparition dans les kiosques. Le vieux Frédéric à la barbe brossée a tiré un dernier coup. Plus de livres, non, c’est définitivement ringard. Il préfère relancer le vieux mensuel de charme, né avec Salut les copains. La tentative de Frédéric de rendre plus sexy la littérature – on y croyait presque – semble alors bien vaine. Il était très près du but, en poursuivant quelque peu, il eût été en mesure de tout transcender. Mais non, c’est qu’il ne devait pas être convaincu par cette idée. Relancer la littérature… Peut-être n’y a-t-il d’ailleurs jamais pensé. Frédéric se range, pour l’éternité, dans son personnage d’écrivain branché. Ses adeptes sont des traders lourds et cocaïnés. Et cela lui convient tout à fait. Il n’en demande pas plus, il se borne à cette image. On peut en vivre, remarquera-t-on. Frédéric abandonne donc les livres et s’attaque à un nouveau support. On pouvait s’attendre à ce que celui-ci soit révolutionnaire : une sorte d’hologramme qui se dresserait dans le ciel. Mais ce n’est pas le cas. Frédéric en reste à l’imprimerie, pour échouer sur les vitrines germanopratines, Léa Seydoux nue en couverture. C’est triste, c’est presque ennuyeux. Enfin. Le voilà démodé.
On gardera le souvenir d’un homme plein de talent. Publicitaire, il a transporté la société de consommation sur son dos. Puis il l’a emmenée par la main jusque chez les antiques, chez Grasset et chez Gallimard. Comme son prédécesseur américain Bret Easton Ellis, il a joui de ce monde qu’il dénonçait. Il a sombré dans la débauche, il s’est vautré, ivre mort, sur la route qui le menait du Baron au Montana. Peut-être alors, à cet instant seulement, a-t-il entraperçu le visage même de Dieu – oui, la rédemption. Nous qui pensons à lui en ce jour, sachons qu’il a connu son heure de gloire. Ne le jugeons donc pas, sans connaître ce qu’il a traversé. Sans savoir que la renommée nous fait commettre bien des erreurs…
Il a eu des enfants, des protégées, des adeptes. Lolita Pille, Nicolas Rey, Simon Liberati. Il a donné son souffle à une génération. Il a lancé la mode du roman commençant par un « Je suis (une pétasse, un connard-branché…) » Ce n’étaient alors plus des personnages, mais des archétypes qui avaient la parole. Et la préférence allait à ce qui brille. À l’époque en effet, c’était cool d’être riche, d’aller dans les boîtes de riches, de faire du shopping avenue Montaigne. Belle époque ! Rendez-vous devant le lycée Janson de Sailly, il y a dix ans. La féerie de ces lolitas cokées qui écrasent leurs clopes sur le blouson Prada de leur rivale tout aussi cokée. Hell, c’était une raison d’être pour ces demoiselles de bonne famille. Et 99 Francs, un espoir pour une littérature qui s’était égarée à trop vouloir s’inscrire à l’enseigne de l’Eternité – Frédéric en avait donc fait un produit périssable.
Et quel était ce produit périssable ? « Vous, moi, surtout moi » ainsi débutait l’adaptation au cinéma du livre credo de la génération X. C’était attendu, à l’époque. Osé même, de faire de la littérature un sous-produit de la société de consommation, comme un yaourt ou un téléviseur. Et alors les lecteurs ont pu parcourir ces lignes honteuses en totale impunité, sans savoir s’ils se distrayaient, ou s’ils lisaient vraiment. 99 Francs offrait en tout cas un miroir à ces jeunes gens, où leur reflet même leur faisait envie. Ils se voyaient en publicitaires déjantés, traversés de quelques remords confortables. Car Frédéric avait même prévu le contrecoup, le spleen du branché, le malheur qu’on est bien content de retrouver, au détour d’une page, pour aider à s’identifier. Mais cette fausse dénonciation du marketing dans 99 Francs, ou bien le constat de fin de l’Amour éternel dans L’amour dure trois ans, n’avaient rien de bien fondés. Ils n’étaient faits que pour glorifier un système dans lequel on se vautrait tous joyeusement. On était heureux ainsi, on ne pensait plus à rien. Et lorsqu’on nous demandait « Que lis-tu ? », on répondait, en montrant la couverture « Oh rien, c’est juste pour me distraire ». En réalité, on rêvait bel et bien.
Au fond, c’est comme la presse people, Gala et autres, qu’on trouve dans les salles d’attente des cabinets médicaux. Si quelqu’un vous surprend à les feuilleter, vous répondez, comme pris la main dans le sac : « C’est histoire de passer le temps. ». Ou peut-être, êtes-vous plus serein, et vous avouerez alors, avec une fausse honnêteté et un petit sourire coquin – vous avouerez votre attrait pour les paillettes. Ce qui est certain, c’est que vous ne trouverez pas les mots adéquats pour vous justifier. Soit vous nierez, soit vous en rajouterez, mais vous ne donnerez pas une seule vraie raison. Pour vous, en effet, le scandale n’est pas dans le camp du lecteur pris sur le vif. Il est du côté du système, des éditeurs du magazine, des concierges peut-être, des autres, toujours. Mais ce n’est pas votre faute, pauvres patients dans une salle d’attente, si cette revue se trouvait là, juste devant vous… Et ceux qui ne se sont pas saisis du magazine, ceux-là, triomphants, rejetteront en bloc un éventuel attrait pour pareille bêtise. « Enfin quand même ! » diront-ils. Comme on le voit, chacun se renvoie la balle, à qui voudra bien endosser le scandale.
En réalité, personne n’y échappe, et c’est cela le scandale. Même ceux qui semblent aux antipodes de cette mascarade. La fascination est un domaine quasi inexplicable. Il est impossible de trouver les mots justes pour parler de la fascination qu’on ressent. On usera toujours de superlatifs, ou d’un trait d’humour, d’une périphrase, ou bien on niera tout simplement qu’on est fasciné. Mais je mets à défi quiconque de décrire précisément, avec honnêteté, un tel sentiment. Il est tout simplement inaccessible au langage. Et c’est sur ce principe que repose l’œuvre du grand Frédéric. Qui voudra l’attaquer sera toujours à côté de la plaque. Qui voudra l’encenser ne le fera jamais pour les vraies raisons. Il est intouchable.
Il était intouchable. Aujourd’hui en effet Frédéric continue de se prélasser sur un divan, il a eu tout ce qu’il désirait. Peut-être s’y ennuie-t-il à mourir, peut-être est-il parfaitement heureux. Tant mieux, ou tant pis. Mais il n’ira pas plus loin, car il n’a jamais voulu apporter le moindre changement. Cette mutation de la littérature, il ne la fera pas. Il eût pourtant été en mesure de révolutionner ce subtil rapport qu’entretiennent les mots avec leur support. Il avait en main une arme nouvelle qui, utilisée à des fins autres que mondaines, pouvait porter ses fruits. Maintenant, cette arme est usée, plus personne ne peut s’en saisir, son tranchant est définitivement inoffensif. Personne ne découvrira ce que la fascination est en mesure de révéler sur l’esprit. Ceux sur qui elle s’exerce ne sauront jamais jusqu’où elle plonge en eux. Ce penchant, pourtant si profond, restera mystérieux.
Quel chemin aurait pu emprunter Frédéric, pour donner à son œuvre une dimension universelle, un éclat éternel ? Quelle ambition eût été réellement noble de sa part ? Celle de ne pas finir en échouant sur la banquette du café de Flore. Singer les personnages que l’on a peints revient à admettre que l’on n’a jamais rien créé. Et c’est également la preuve que l’œuvre ne se contentera pas d’être éphémère, mais que ceux qui y ont aperçu quelque lueur, ceux-là se sont trompés.