La Révolution Française, fruit de l’opposition à l’absolutisme, a très largement influencé la philosophie fichtéenne. La France apparaît pour le philosophe comme la nation qui a su délivrer l’humanité de ses chaînes matérielles. « La Doctrine de la Science est née, durant les années où la nation française faisait, à force d’énergie, triompher la liberté politique. » La France qui apparaissait alors comme une nation salvatrice, qui, au moyen des Droits de l’homme, posait la liberté et l’égalité comme « fondements éternels et inébranlables de tout ordre social », a ainsi inspiré les œuvres juridico-politiques de Fichte. Il a donc voulu fonder le droit à partir du concept même de liberté, et chercher à produire les fondements et moyens de l’État juste comme État garant de la liberté.
Cependant, Fichte a assisté, selon ses propres termes, avec une profonde déception, à la faillite de la France. Napoléon, l’homme sans nom, lui apparaît comme celui qui a confisqué les bienfaits de la Révolution, et a fait se retourner la liberté contre elle-même. En effet dit-il, Napoléon est celui à qui le peuple a délégué ses pouvoirs dans un but précis, celui de s’approcher le plus possible de l’État idéal, et qui a détourné ces pouvoirs pour ses propres fins ; celui à cause de qui la juste dictature est devenue une tyrannie. En effet, la légitimité du pouvoir réside en ce que son utilisation doit être justifiée, et conforme à ce dont il doit être le moyen. Aussi le constat fût simple : la Révolution et la rédaction des Droits de l’Homme, n’avaient pas produit d’outils suffisamment efficaces pour protéger ce droit originaire qu’est la liberté. C’est pourquoi Fichte dans toute son œuvre, s’est attaché à penser un État dans lequel un tel détournement de la liberté serait impossible.
Il définit donc l’État de droit comme garant absolu des libertés. Mais, reconnaissant la faille qu’il y avait dans son système politique, faille due à la rationalité même de l’homme qui par sa forme est limitée, il fallait ouvrir la voie au champ éthique. Comme « il ne peut y avoir d’État parfait tant que la raison pure n’apparaît pas sur Terre en personne », il faut trouver ce qui permettrait à l’homme de toujours vouloir se dépasser, de réaliser sa perfectibilité. Réaliser sa perfectibilité passe par l’éducation, aussi l’État de droit fichtéen s’approchera de son idéal au fur et à mesure que l’homme s’élèvera. L’État ne doit donc jamais être une fin en soi, mais toujours seulement le moyen de l’homme, par lequel il peut se diriger et atteindre ses fins. La Révolution n’a fait que libérer l’homme, mais ce n’était pas suffisant, il fallait aussi lui donner les moyens d’éprouver sa liberté, de se réaliser. Libéré, le Français ne savait que faire de sa liberté, il ne savait même pas la protéger !
Avec Napoléon la France oppressée est devenue oppresseur (oppresseur illégitime car au nom de quoi faisait-elle la guerre ? Au nom de rien), et c’est la raison pour laquelle Fichte en a appelé à la nation allemande. Au lieu de construire sur la base des idéaux dessinés par la Révolution, la France est, entre les mains de l’usurpateur, devenue fanatique. Aussi l’Allemagne morcelée devait-elle s’unir et faire face au fanatisme afin de préserver la liberté. Ce n’est pas parce que l’Allemagne est vaincue qu’elle ne doit pas résister. Les français n’ont pas résisté à la volonté et à la folie de « l’homme sans nom », ils l’ont laissé confisquer la liberté ! Ils ont cru que le peuple était enfin souverain, mais en fait, derrière l’apparence d’un État démocratique, il y avait bien centralisation des pouvoirs ; c’est Napoléon lui-même qui dirigea la rédaction de la Constitution !
Dans l’esprit de Fichte tout est très clair, les Français n’ont pas tiré d’enseignement de cette Révolution, et n’ont pas été éduqués à s’élever au-dessus d’eux-mêmes. L’homme est éducable, et le savoir est le moyen par lequel il pourra éprouver sa liberté. Il y a, contrairement à ce qui doit être postulé dans l’art politique – que les hommes sont mauvais –, un bien moral inné chez l’enfant qu’il convient de stimuler. La recherche du savoir est naturelle et c’est le chemin menant à la vie éthique : pour savoir ce que je dois être, il faut d’abord savoir ce que je suis, la première connaissance est donc la connaissance de soi. Par suite, l’éducation doit aussi être manuelle, car le travail est le moyen pour la communauté de subvenir par elle-même à ses besoins, et ainsi, de rester indépendante. « Donnez une telle éducation aux citoyens et vous obtiendrez une autre nation ». L’éducation fichtéenne est une éducation nationale dans le sens fort du terme, dans le sens où elle donne les moyens de la réalisation de la nation, c’est pourquoi la lecture et l’écriture y sont reléguées au second plan. L’État n’est finalement qu’un moment de la nation, qui éduque le peuple, et qui ce faisant, lui fournira la meilleure des armées ; car ce qui fait un bon soldat n’est pas la précision de son coup d’épée, mais l’amour de la liberté.
De l’échec napoléonien en Espagne, Fichte déduit que la force armée n’est rien sans sentiment, et que ce ne sont pas les armes qui gagnent les guerres, mais les hommes qui les portent. Aussi dit-il qu’il faut accorder de l’argent et du temps aux hommes plutôt qu’aux armes, parce que l’armée allemande ne veut pas et ne doit pas vouloir conquérir le monde, mais éclairer celui-ci à la lumière de sa culture.
La culture allemande n’est nullement aux yeux du philosophe une fin en soi, mais bien plutôt un point de départ. Son nationalisme n’a rien à voir avec la race ou l’idée de nation-génie, c’est en fait un nationalisme à visée cosmopolite. Si Fichte en appelle à la nation allemande, c’est parce que l’histoire lui a appris que les Allemands avaient su résister à l’hégémonie romaine, qu’ils avaient refusé de léguer l’esclavage à leurs enfants, parce que pour eux, « la liberté consistait à rester Allemand ». C’est parce qu’ils ont résisté que le monde est ce qu’il est, ainsi la preuve est faite que l’action d’une nation peut déterminer l’évolution de l’humanité. Ce qui fait la force de l’Allemagne c’est, dans la pensée fichtéenne, l’attachement de l’Allemand à sa nation. Et c’est ce qui a manqué à la France dans la Révolution : le Français avait été libéré, mais en même temps arraché au sentiment d’appartenance, n’étant plus que libre, il ne savait pas où aller. Plus encore, il ne savait ce que la liberté impliquait. Comment dès lors aurait-il pu se révolter contre l’homme sans nom ?
L’homme appartient à un ordre éthique universel, et s’y impliquer, c’est faire acte de liberté absolue. « De tout cela il ressort que l’État, comme simple gouvernement de la vie humaine considérée dans le cours paisible qui est habituellement le sien, ne constitue nullement quelque chose de principiel, existant pour lui-même, mais qu’il est seulement le moyen qui favorise la réalisation d’un but supérieur : le développement progressif, continu et éternel de ce qui, dans cette nation, correspond à la dimension proprement humaine ; il en ressort aussi que seuls la vision et l’amour de ce progrès éternel doivent sans cesse, même dans les périodes de paix, guider le contrôle suprême de l’administration politique, et qu’eux seuls, quand l’indépendance du peuple est en danger, peuvent la sauver. » Dans cette vision du tout éthique, Fichte entend concilier souveraineté de l’État et liberté des citoyens, afin que le peuple puisse enfin à la fois échapper à la dérive despotique de l’absolutisme, et à la dérive anarchique du libéralisme.
A la lumière de la Révolution, et de ce qu’en a fait l’homme sans nom, le philosophe a tenté de résoudre l’antinomie libéralisme-absolutisme, et de la dépasser. Il a pensé son socialisme dans un contexte de libération, et son nationalisme dans un contexte d’agression ; c’est ainsi qu’il a développé une troisième idée de nation comme éducabilité. Il nous invite « à fonder dans les esprits par l’éducation, de manière vraiment profonde et indissoluble, le patriotisme véritable et tout-puissant en lui donnant pour soubassement la conception de notre peuple comme un peuple éternel et comme constituant le gage de notre éternité personnelle. » La nation n’est donc ni le fruit de l’adhésion déterminée, ni le fruit de l’adhésion par contrat, mais le produit d’une éducation populaire. L’idée de nation fichtéenne n’est pas naturaliste, mais attachée à une vision globale du destin de l’humanité, qui intègre les différences dans un processus universel de reconnaissance rendant possible le libre accord des libertés. La nation est un devenir dont la condition de réalisation est la constitution d’une communauté d’éducation.
La Révolution Française a suscité en Fichte « les premiers pressentiments de son système » et l’homme sans nom lui a montré que des principes, aussi éternels et inébranlables qu’ils puissent être, comme la liberté et l’égalité, ne suffiraient jamais à établir un État juste. C’est à la lueur de ce constat que Fichte en appelle à la nation ; l’homme libre est éducable et perfectible, et la liberté est toujours relative à une histoire et à une culture. Pour que l’homme puisse donc accéder au plus haut degré de sa liberté, l’éducation sera la propédeutique à la vie éthique, comme lieu absolu de la réalisation concrète de la liberté.