Un travail sur la Forme qui s’intitule La Pornographie ? Une mise en scène du corps aux allures pornographiques ? Loin d’être ce à quoi on peut s’attendre, dans ce roman policier publié en 1960 l’écrivain polonais Witold Gombrowicz mène une réflexion à partir du corps. Une écriture des corps qui dérange. Une mise en scène des corps qui révèle la nature du rapport à l’Autre. Pornographie ou quand le corps révèle le regard.
« Elle détournait le visage et les yeux. Lui non plus ne la regardait pas, la tête au creux du coude, dans l’herbe. Non, non, décidément, toute la scène n’aurait pas présenté un caractère aussi scandaleux, si elle n’avait été à ce point incompatible avec leur rythme naturel, à ce point figée, immobile, étrangère… »
La Pornographie de Witold Gombrowicz, récit publié en 1960, relate une aventure à quatre, celle de deux couples. Une aventure « fatale ». Le premier couple est composé de deux hommes d’âge mûr. Ce n’est pas un couple comme on l’entend traditionnellement. Frédéric et Witold ne forment un couple que par la force des choses. Déjà parce qu’ils sont associés dans une affaire à Varsovie, ensuite parce qu’ils arrivent ensemble dans cette campagne polonaise où le narrateur, Witold, qui n’est autre que Gombrowicz lui-même, est invité. Mais surtout ce qui fait de ces deux âmes, de ces deux complices un couple c’est leur rencontre avec le second couple du roman, celui que forment Hénia et Karol. Hénia, « la jolie Hénia », c’est la jeune fille de la famille, une adolescente dont la présence ne marque pas particulièrement les deux hommes jusqu’à une certaine scène. Cette scène la voici. La Messe. Frédéric et Witold s’y sont rendus comme ça, simplement pour y aller, rien de plus. Lors de la Messe, les deux compères regardent, observent. Ils sont comme des spectateurs attentifs. Mais pas seulement, comme des acteurs aussi, surtout Frédéric. Il joue à être là, il joue à être lui-même. C’est dans cette ambiance pesante où pointe déjà une certaine perversité que les deux hommes se trouvent stupéfaits. « Incroyable ». Karol apparaît. Son profil se détache de la foule de paysans abrutis, de cette foule qui peuple l’église. La beauté du jeune homme transperce le narrateur, le subjugue. Et tout de suite, presque instantanément, le lien est fait avec Hénia : ces deux-là sont faits l’un pour l’autre, ils sont faits pour s’unir.
C’est à cet instant, dans une communion autour de la croyance en Dieu – que le jeu d’acteur de Frédéric a déjà commencé à vider de son sens –, que se dégage une nouvelle croyance qui vient supplanter l’ancienne : la croyance en la Jeunesse.
Et en même temps que le couple Hénia-Karol se révèle, celui de Frédéric-Witold se soude. Les deux hommes vont désormais s’attacher à réaliser leur fantasme : unir les deux adolescents. D’abord, ils vont chercher à savoir s’ils le savent, s’ils savent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Ensuite, ils vont simplement s’attacher à assouvir leur propre envie mais vont se rendre compte que les deux enfants ne sont pas si innocents qu’il y paraît. Ils savent très bien séduire avec leur corps, et bien plus, savent apprécier et se jouer du regard que portent sur eux les deux hommes libidineux.
Frédéric se charge de la mise en scène et charge Witold de manipuler l’entourage. Le couple que forment les deux complices se construit sur cette commune aspiration et sur une juste séparation des rôles. Ce couple est loin de ressembler à celui que forment les deux jeunes. Quand les premiers sont incapables de s’unir, de ne faire qu’un, le second s’emboite à ravir et avec délectation. Mais si les premiers sont incapables d’atteindre une telle osmose c’est parce qu’ils sont bien trop pleins. Pleins d’eux-mêmes. Quand les seconds ont cette vacuité qui leur permet de s’assembler. En effet, leur immaturité est un vide. Un vide qu’ils peuvent remplir à l’envi, un espace libre dans lequel les deux adultes veulent s’immiscer, eux qui sont pleins. « Un homme mûr ne peut être supportable pour un autre qu’en tant que renoncement ».
L’immaturité renvoie à ce qui n’a pas encore de forme. La forme c’est une manière d’être qui s’est réalisée dans la réalité. L’adolescent en ce qu’il n’est pas encore mature se situe entre une sorte de chaos destructeur et cette forme. Il est dans une phase ascendante. Il est la vie. Par cette vie, par sa malléabilité, la jeunesse attire l’adulte : l’adulte tend vers la jeunesse comme vers un potentiel d’être, une puissance, sa forme à lui étant réalisée, fixe et presque figée. « Regardez, observez l’enfant. L’enfant commence à peine, l’enfant n’est pas, l’enfant n’est qu’un enfant, une introduction, autrement dit, une initiation… Et un adolescent (il cracha presque ce mot)… que sait-il ? que peut-il ressentir… lui… cet embryon ? Mais nous ? Nous ? » Cette déclaration de Frédéric au cours du récit montre l’ambivalence de la position de l’adulte. À la fois supérieur, parce que plein, et haineux de cette position. Le dédain et l’envie. La maturité est une forme pleinement réalisée, mais qui a perdu, au passage, la puissance et la vie propre à la jeunesse.
Cette jeunesse est bien celle du corps. C’est bien sur les corps des deux adolescents que se concentre l’action du narrateur. Gombrowicz parle de « roman sensuellement métaphysique ». Dans cette sensualité et à partir de l’attention portée au corps se dessine un certain rapport à l’autre. Aussi, les deux jeunes peuvent s’unir puisque leur corps le leur permet. Leur corps et donc leur âge. Quant aux adultes, ils ne peuvent le faire que par l’entremise des jeunes, qu’à travers leurs corps à eux, en miroir. C’est dans une sorte d’initiation que va pouvoir se réaliser le plan des adultes. Ce plan si sensuel d’unir les corps des deux adolescents.
Le roman est donc celui d’une initiation. Celle de Karol et d’Hénia par Frédéric et Witold. Pourtant les choses ne vont pas tout à fait se passer comme l’imaginait au départ le narrateur. « (Karol) ne voulait pas seulement être un garçon avec un fille, il voulait être un garçon avec des adultes, un garçon qui, par effraction, pénètre dans la maturité. Quelle idée obscurément perverse ! » Loin de pouvoir se faire s’unir ces deux corps si beaux comme ils le souhaitaient, les deux hommes vont se plier à ce que ces corps jeunes imposent à leur tour : leur union sera tout autre. À la fascination exercée sur les deux hommes va s’ajouter la fascination des deux jeunes pour le regard porté sur eux. La Pornographie est un roman existentialiste. Et la vacuité que portent en eux les adolescents ne fait qu’amplifier l’importance du regard de l’autre dans leur propre formation.
Roman initiatique, mais pas seulement. Car, en fin de comptes, Frédéric et Witold ne vont pas initier Hénia et Karol, ils ne vont pas réussir à les faire s’unir comme eux l’imaginaient, « il n’y avait rien entre eux, absolument rien ! » finit par douter le narrateur. Pourtant, Frédéric continue à inventer des mises en scène de leurs corps. Une fois encore, le narrateur réalise que « c’était – pour lui (Frédéric) ! » et non pour eux qu’ils se prêtaient docilement à ce petit jeu pervers. La Pornographie est un roman de la manipulation. Il révèle la terrifiante réalité humaine : l’individu n’existe pas, c’est un être vide et le regard de l’autre découvre cette vacuité. Les deux adultes jouent avec les corps des adolescents puisque c’est ce qu’ils sont. L’apprentissage que présente le roman est donc un apprentissage de la place du corps dans la forme que revêtira le jeune adulte.
La jeunesse telle que Gombrowicz la présente est un point de départ. Le point de départ de la formation de la personne. Si les deux hommes sont d’abord convaincus de leur forme et de la supériorité qu’elle leur donne, ils sont pourtant fascinés par la jeunesse. Cette attirance – qui, finalement, n’est pas sexuelle – montre à quel point l’adulte se fourvoie. Forts de leur forme, ils veulent l’imposer aux jeunes qui les attirent parce qu’ils n’en ont pas. Il y a là un paradoxe, une antinomie car donnant forme aux jeunes, ceux-ci perdront par là même leur pouvoir de fascination.
La séduction combine la ruse à l’artifice. Elle recrée le monde dans le chaos apparent de la jeunesse. C’est là le paradoxe de la séduction : elle fait croire à un fantasme à réaliser même s’il est en fait en plein chaos. Les deux adultes veulent faire émerger une forme du chaos, et s’il y parvenaient annihileraient l’origine même de leur fascination.
La séduction présente dans La Pornographie met à jour la monstruosité de l’homme. Et, si Frédéric parle d’œuvrer contre la Nature, c’est bien pour mettre en scène ce qui ne saurait être naturellement. La perfection et l’achevé n’importent pas, seuls comptent l’imperfection et l’immaturité qui sont les marques de la Jeunesse. Et le chaos devient l’origine de ce qui unit les hommes, il devient ce que fixe le regard de l’autre et le fait advenir à la réalité.