Le mois dernier, un fait divers malheureux et grotesque a défrayé la chronique : Danny Bowman, un jeune adolescent anglais a tenté de mettre fin à ses jours, rongé par une dépression liée à un trouble aigu de perception de sa propre image. Prisonnier de son reflet, il avait quitté l’école et passait ses journées à tenter de réussir une photographie parfaite de lui-même avec son téléphone portable. Ce drame est emblématique d’une illusion moderne : celle d’une image de soi maîtrisable et modifiable à l’envi.
L’image a pris le dessus, on ne le sait que trop, sur toutes les choses profondes du monde. Loin de les avoir remplacées, elle s’est tout simplement substituée à elles dans l’échelle des valeurs collectives, imposant confortablement aux individus son efficacité et sa facilité d’appréhension. Plus rapide parce que plus épurée, l’image véhicule des données simples, aisément identifiables, par lesquelles chacun peut identifier clairement et avec assurance des repères culturels. L’essor de la mode de masse après les années 1970 n’est pas à expliquer autrement et le fait que la société marchande ait trouvé dans l’avènement de l’image et du règne de l’apparence un auxiliaire sans pareil n’est guère surprenant. Ce qui est dense, net et concret est bien plus facile à modifier, donc à remplacer, que ce qui est diffus, contrasté et insaisissable. L’image, en tant que signal communicationnel, fait partie de ces éléments que l’on peut aisément moduler, et qui peuvent donc faire l’objet d’un choix fonctionnel commode et rapide, où la volonté de l’individu n’a à s’encombrer ni de réflexion ni de moralité, autant d’obstacles à l’expression du goût et de l’émotion dans leur forme pure. Acheter une ceinture ou se coiffer : il n’y a là que l’innocent exercice du goût personnel le plus libre et le plus élémentaire, qui change en fonction des humeurs comme du temps. Ce principe de légèreté de l’apparence permet donc une mobilité des choix inespérée pour le modèle de consommation libéral, dont le fonctionnement repose en grande partie sur la possibilité de changer et de répondre instantanément à une envie par sa satisfaction, à une demande par une offre.
C’est la raison pour laquelle ce modèle, encore compréhensible et sans gravité lorsqu’il s’agit d’une coupe de cheveux, s’est exporté dans toutes les sphères du libre échange. L’art, la politique, le sport, l’éducation, la religion… tous ces domaines, dont la relation marchande n’a certes jamais été absente, se sont rapidement trouvés débordés par un flot sans précédent d’apparences. L’exemple seul de l’école permet de comprendre cette infiltration violente du « tout-modulable » dans un domaine où le choix n’avait que peu de place il y a de cela quelques années. À l’apprentissage du savoir par l’erreur, la répétition et la correction, l’école préfère désormais l’acquisition d’une technique par l’expérience et l’encouragement. En admettant même que le résultat soit identique, ce dont il est permis de douter, la différence réside dans cette nuance pourtant fondamentale : il ne faut pas décourager l’élève. L’estime de soi est devenue la source d’énergie principale de l’éducation. La soif d’apprendre et le développement personnel ont supplanté l’amour de la connaissance pour la connaissance et l’autorité du savoir. L’image a triomphé, mais surtout, ses modalités de fonctionnement se sont désormais imposées : rapidité du choix, absence de contraintes morales, possibilité d’en changer comme de chemise. Le foisonnement des options, comme face à une garde robe, est désormais la richesse absolue de tout individu qui désire choisir sa religion, un film à voir au cinéma, le sexe de son enfant ou la couleur de son pantalon. Ce qui se subissait jadis, et contre lequel on luttait péniblement, appartient désormais au domaine de la volonté individuelle. Comment ne pas se réjouir d’une telle conquête de la liberté ? Présentée comme la poursuite évidente et logique du progrès dans l’Histoire, comme l’homo-sapiens conquérant son humanité en s’affranchissant des nécessités de la nature grâce à la force de la volonté, il s’agirait ainsi de la conquête de l’individualité par l’affranchissement de la nécessité. Bien étrange combat que celui qui fait lutter l’individu contre les contraintes d’une collectivité dont il est entièrement partie prenante. Arpentant le monde avec ses revendications dans une main et ses droits dans l’autre, il mène une bataille contre lui-même sans s’en rendre compte, et sans jamais soupçonner qu’une volonté malveillante puisse l’y encourager subtilement, trouvant avantage à le voir se désolidariser de la communauté. Le droit de subir une opération de chirurgie pour changer son apparence ? Entièrement acceptable du moment que cela me plaît ainsi, clame l’individu fier d’avoir mis fin à l’injustice qui veut que la nature décide à notre place de notre corps, en reprenant le contrôle de son image. Où est le problème, si cela me convient ? clame-t-il encore, de concert avec le chirurgien, le professionnel du bien-être et l’industriel en pharmacie. Dans son nouveau rôle, plus prompt à choisir, à changer, à consommer, plus fragile aussi, mais toujours plus revendicateur, et donc consommateur, il sera le support le plus fiable et le plus réactif à un système de consommation optimal.
La résistance et la méfiance à cette domination par l’image, au premier lieu desquels l’art et le spirituel, existent bel et bien. Mais l’erreur, qui consiste à condamner la tyrannie d’une domination de l’homme par l’image au lieu de condamner le fantasme de la domination de l’image par l’homme, interdit toute chance de réussite. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette idée est devenue un lieu commun : l’apparence est trompeuse, l’habit ne fait pas le moine, il faut se méfier des impressions, des codes, de la forme, du style… N’importe quel esprit un peu agile sait qu’il faut se méfier des médias, et qu’un habillage subtil peut travestir la plus stupide des idées en un grand concept. Or, il ne faut pas condamner l’image parce qu’elle peut être trompeuse. Cette évidence, par ailleurs souvent fausse, voile le véritable danger et interdit de formuler une critique appropriée. Il ne faut pas rejeter l’image et lui en vouloir pour son mensonge, mais exercer son œil à débusquer ce dernier, et simplement l’écarter. En méprisant les apparences, on accepte tout simplement de capituler et d’abandonner la forme, en la séparant du fond, et en continuant à perpétuer l’idée que l’un serait l’adversaire de l’autre. Or, l’homme ne peut se permettre de renoncer à la forme, et ne doit pas la mépriser ou la prendre pour chose futile. Au contraire, la maîtrise de la forme permet le contrôle du fond. Il faut maîtriser les apparences, non pas en les modifiant et en choisissant celles qui conviennent le mieux à nos passions et à nos goûts, mais en apprenant à les dompter et à les discerner, pour mieux en jouir. Refusant de vénérer l’image, et de s’aveugler au point de devenir un Narcisse prisonnier des apparences, il ne faut pas pour autant mépriser l’image pour sa superficialité, puisqu’un reflet de surface n’est jamais qu’une lointaine réverbération du fond. Le premier est une erreur, le second une faute.
Danny Bowman était dans l’erreur. Il a cru pouvoir maîtriser son image, se laissant éblouir comme un oiseau par un miroir. Son histoire est un drame où la technologie n’a été que le symbole ironique de son isolement, de sa solitude, et d’une détresse mentale sans doute plus complexe et plus vaste qu’une simple histoire de photographie. Il aurait dû savoir que, pour peu que l’on maîtrise un peu le visage que l’on a, on ne maîtrise pas son image. La plupart des gens commettent en revanche une faute : croyant bon de devoir se méfier de l’apparence, sans que cela ne les empêche par ailleurs de succomber régulièrement à ses pièges, et séparant ainsi fond et forme dans un semblant de rationalité, ils méprisent une vérité fondamentale. Si l’apparence peut parfois tromper, l’image, elle, contient une part de vérité. Imparfaite, transfigurée, déformée, appauvrie, mais de la même nature que l’essence qu’elle enveloppe. Lorsque la Bible affirme que Dieu créa l’homme à son image, il ne faut pas comprendre autre chose. Il y a en nous une portion, sans doute infime, de ce qui est vrai, de ce qui est bon et de ce qui est beau. Cette vérité interdit à quiconque la reconnaît d’oser vénérer la forme plutôt que le fond, ou l’inverse. Elle impose le respect de l’image, la recherche de son amélioration par la beauté, la vérité et la bonté, élevant ainsi l’esprit par la matière. La maladie de ce jeune homme est une preuve tangible de l’unicité entre ces deux versants complémentaires, où l’atteinte psychologique déforme le corps, et où ce qui trouble l’un trouble l’autre. Dominer son image, c’est prétendre que l’on peut scinder le fond et la forme, et c’est ce que le monde marchand est parvenu à faire croire à des hordes d’individus qui soignent les moindres détails de leur apparence, à grand renfort d’artifices, pour mieux dissimuler leurs âmes au monde et à eux-mêmes.
« Je l’avais fait pour être spirituel dans sa chair ; et maintenant il est devenu charnel même dans l’esprit. »
Bossuet