Simone Weil : vérité, justice et bien public contre les partis politiques

« Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice », estime Simone Weil dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques écrite en 1940. Morte le 24 août 1943 à l’âge de 34 ans, elle ne prendra jamais conscience de l’ampleur des totalitarismes dont elle fut la contemporaine : hitlérisme et stalinisme. Cette Note est un manifeste lumineux  pour la pensée libre.

Simone Weil en 1936, en compagnie de militants CNT
Simone Weil en 1936, en compagnie de militants CNT

La radicalité de Simone Weil s’exprime tout particulièrement dans sa Note sur la suppression des partis politiques. Le terme même de « suppression » avait paru excessif à André Breton qui publia ce texte en 1950 dans la revue Combat sous le titre « Mettre au ban les partis politiques ». Jacques Julliard, grand amoureux de Simone Weil, préfère quant à lui parler de « dépérissement ». Qu’y-a-t-il de si problématique dans la notion de parti politique pour pousser la Vierge Rouge à une telle intransigeance ?

Pour Simone Weil, la notion de parti implique nécessairement la possibilité de la dérive totalitaire. « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison », disait Mikhaïl Tomski, syndicaliste et révolutionnaire soviétique. Tout parti politique tend inévitablement vers le parti unique, une notion paradoxale puisque, par définition, les parties sont des éléments qui composent un tout. Avec le parti unique, le parti devient également le tout. Des partis politiques ne peut découler aucun bien puisqu’ils sont fondamentalement mauvais. Et Simone Weil de rappeler le vieil adage : « Un bon arbre ne peut jamais porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri de beaux fruits. »

Un parti politique n’a pas pour but de dire la vérité, de rendre justice ou encore de se consacrer au bien public. Il se caractérise par trois traits essentiels. Premièrement, c’est une « machine à fabriquer de la passion collective ». Il ne cherche pas à éclairer le peuple par un discours de vérité, mais bien plutôt à persuader via la mise en place d’une propagande. Deuxièmement, il « exerce une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres ». L’individualisme de Simone Weil ne supporte pas le formatage qu’opère le parti sur les esprits singuliers. L’adhésion à un parti implique le renoncement à la pensée libre. Nul ne peut penser par lui-même dès lors qu’il est lié à un parti. Le parti produit pour l’individu le contenu de sa pensée de manière exclusive. En dernier lieu, le parti vise avant tout « sa propre croissance ». Ce qui importe le plus ce n’est donc pas le bien public, mais le développement même du parti. Simone Weil dénonce un « retournement entre fin et moyens ». La conquête du pouvoir indispensable à l’extension d’un parti n’est plus seulement un outil nécessaire en vue du bien public. La conquête illimitée du pouvoir devient la fin même du parti. « Il est ainsi inévitable qu’en fait le parti soit en lui-même sa propre fin », écrit Simone Weil. On verse alors dans l’idolâtrie car « Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même », ajoute-t-elle.

Parti et mensonge

Alain, le professeur de Simone Weil à Henri IV
Alain, le professeur de Simone Weil à Henri IV

La fidélité à un parti entraîne nécessairement la non fidélité à soi-même. « Si un homme, membre d’un parti, est absolument résolu à n’être fidèle en toutes ses pensées qu’à la lumière intérieure exclusivement et à rien d’autre, il ne peut pas faire connaître cette résolution à son parti. Il est alors vis-à-vis de lui en état de mensonge », note Simone Weil. Le parti est une machine à fabriquer du mensonge. La vérité du parti est une vérité qui transige, une vérité qui s’adapte. Par conséquent, la vérité du parti n’est pas la vérité. Selon elle, il faut désirer uniquement la vérité pour l’atteindre. La quête de la vérité exige une attention de chaque instant. Tout désir associé à la recherche de la vérité parasite la recherche en tant que telle. Il faut tout sacrifier à la vérité. Le partisan, lui, sacrifie la vérité pour le parti. Cette pureté de la démarche intellectuelle est typique de Simone Weil.

Les partis politiques ont pour modèle l’Église catholique. Ce sont de « petites églises profanes ». Ils se comportent vis à vis des dissidents comme l’Église se comportait vis à vis des hérétiques. Le parti réclame la soumission absolu au dogme et menace d’anathème ceux qui font entendre une voix discordante. Si donc l’esprit de parti s’inspire de l’Église catholique, c’est lui qui aujourd’hui « arrive à tout contaminer ». L’esprit partisan oblige à prendre position, oblige à penser « pour » ou « contre » , que ce soit dans le domaine de la science (pour ou contre Einstein), des arts (pour ou contre le cubisme / le surréalisme) et de la littérature (pour ou contre Maurras / Gide).  Cette maladie de la pensée, cette « lèpre » doit être combattue. La première étape de ce combat implique la suppression des partis politiques.