Entreprendre de lire Au-dessus de la mêlée n’est pas chose aisée. En effet, il est difficile de se représenter, un siècle après, l’horreur de la guerre, et de faire corps avec la souffrance dépeinte dans cette œuvre. Souffrance qui nous attaque presque et nous étouffe finalement, tant l’écriture et le style de Romain Rolland sont oppressants. De grandes envolées lyriques au service d’un idéal pacifique, mais aussi l’expression de son désespoir : « Je suis accablé. Je voudrais être mort. Il est horrible de vivre au milieu de cette humanité démente, et d’assister, impuissant, à la faillite de la civilisation. Cette guerre européenne est la plus grande catastrophe de l’histoire, depuis des siècles, la ruine de nos espoirs les plus saints en la fraternité humaine. » Réelle complainte, mais également appel à la conscience, Au-dessus de la mêlée demeure l’un des plus célèbres manifeste pacifiste de la Grande Guerre.
La Première Guerre Mondiale, moteur de la rupture – si rupture il y a – de la pensée et de l’œuvre de Romain Rolland, fut le lieu de bien des combats, mais pas seulement celui des armées. L’auteur autrefois qualifié de « révélation » par Charles Péguy, entreprend notamment une critique des intellectuels, et Au-dessus de la mêlée invite à dépasser le combat des penseurs et des clercs qui se sont égarés. Il souhaite que les intellectuels travaillent à « maintenir la pensée européenne à l’abri des ravages de la guerre, en ne cessant de lui rappeler son plus haut devoir qui est, même dans les pires tempêtes des passions, de sauvegarder l’union spirituelle de l’humanité civilisée. » Il écrit de longues pages au sujet de la dérive des intellectuels, aveuglés par le conflit, qui, oubliant leurs idéaux, encouragent les hommes à faire corps avec la guerre, et surtout, à cultiver leur haine. Fatigué d’entendre les intellectuels défendre inlassablement que leur combat est celui de la liberté, et d’assister à la querelle des « bruyants intellectuels qui s’insultent », il entend les rappeler à leur devoir.
Accablé d’entendre un Bergson proclamer que « la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie », et un Lamprecht lui répondre que « la guerre est engagée entre le germanisme et la barbarie, et que les combats présents sont la suite logique de ceux que l’Allemagne a livrés, au cours des siècles, contre les Huns et contre les Turcs », il en appelle à la raison. Pour lui, La guerre est le fruit de la faiblesse des peuples et de leur stupidité, et la fatalité est l’excuse des âmes sans volonté. Cette guerre est une folie qui a entraîné avec elle « la raison, la foi, la science », ce sont finalement « toutes les forces de l’esprit qui sont enrégimentées », et qui se sont mises, « dans chaque État, à la suite des armées ». « Jamais on n’a vu l’humanité jeter dans l’arène sanglante toutes ses réserves intellectuelles et morales, ses prêtres, ses penseurs, ses savants, ses artistes, tout l’avenir de l’esprit, – gaspillant ses génies comme de la chair à canon. » Cependant, en se posant comme celui qui seul, ou presque, parvient à demeurer impartial, à pouvoir mener l’humanité vers la paix, ne participe-t-il pas à son tour à la mêlée ?
Au-dessus de la mêlée se veut être un appel à la conscience, mais ce faisant, il suscite beaucoup de critiques… Rolland, ce « déserteur », bien à l’abri des coups de canons, réfugié en Suisse, que fait-il ? « M. Rolland parle, et la France se bat », disait Henri Massis dans son Rolland contre la France. Il est bien facile de se poser en moraliste dans un pays neutre et sûr ! Pire, Rolland apparaît pour beaucoup comme un germanophile, tant il est épris de la culture et de la pensée des Allemands. Ami de Zweig, il déplore la rupture s’opérant avec les penseurs libres d’Allemagne. Il se dit fils de Beethoven et de Goethe au même titre que les Allemands. Il attise ainsi la colère de ses compatriotes, qui le qualifient dès lors de traitre à la patrie. Mais ce ne sont ni les Allemands ni les Français qui importent aux yeux de Rolland, mais bien l’humanité elle-même. « À ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ? »
L’amour de la civilisation
Amoureux de la civilisation, il semble pleurer davantage la destruction d’héritages historiques, que la mort des hommes. La destruction de la Cathédrale de Reims fût pour lui un « crime inexpiable » : « Une œuvre comme Reims est beaucoup plus qu’une vie : elle est un peuple, elle est ses siècles qui frémissent comme une symphonie dans cet orgue de pierre ; elle est ses souvenirs de joie, de gloire et de douleur, ses méditations, ses ironies, ses rêves ; elle est l’arbre de la race, dont les racines plongent au plus profond de sa terre et qui, d’un élan sublime, tend ses bras vers le ciel. Elle est bien plus encore : sa beauté qui domine les luttes des nations, est l’harmonieuse réponse faite par le genre humain à l’énigme du monde, — cette lumière de l’esprit, plus nécessaire aux âmes que celle du soleil. » « Qui tue cette œuvre assassine plus qu’un homme, il assassine l’âme la plus pure d’une race. » Amis, ennemis, beaucoup de penseurs ont pris position pour ou contre les dires de Rolland, mais ce qui est certain, c’est qu’il ne laissait personne indifférent.
Dans son désespoir, il en appelle à l’unité européenne, et énumère des principes préfigurant de la Société des Nations. Aussi, à travers ses longues tirades, il transmet un réel idéal politique : « Contre les passions des nationalismes déchaînés. Dans l’abominable mêlée où les peuples qui se ruent les uns contre les autres déchirent notre Europe, sauvons au moins le drapeau et rassemblons-nous autour. Il s’agit de reformer une opinion publique européenne. C’est la tâche la plus urgente. » « Parmi ces millions d’hommes qui ne savent être qu’allemands, autrichiens, français, russes, anglais, etc., etc., efforçons-nous d’être des hommes, qui, par-delà les intérêts égoïstes des nations éphémères, ne perdent pas de vue ceux de la civilisation humaine toute entière […] »
Incompris, Rolland est vivement dénigré : il cherche à défaire les hommes de leur haine (Rolland a d’ailleurs longuement hésité entre Au-dessus de la haine et Au-dessus de la mêlée), mais les délivrer de leur haine, c’est aussi leur ôter leur moteur ; et comme chacun sait, ce qui fait la force d’un soldat, ce n’est pas la lame de son épée, mais la passion qui l’anime. Bien qu’ainsi il multiplia le nombre de ses détracteurs, son message fût entendu, il traversa les frontières, aussi Violet Paget (mieux connue sous le nom de Vernon Lee) écrit-elle un jour à l’autorité du Prix Nobel : « En vérité s’il a jamais été question d’interpréter avec sagesse et de réaliser avec magnanimité les visées du fondateur, c’est bien maintenant. L’attribution du Prix ne peut-elle pas être organisée directement pour favoriser la paix et la coopération intellectuelle ? Et ce prix, prévu pour le soutien de la cause de la paix, ne pourrait-il pas être attribué à l’auteur qui, avant la guerre, mais alors que toute l’amertume belliqueuse croissait, dressa l’Allemand Jean-Christophe à côté du Français Olivier, comme compagnon et complément, l’auteur qui a écrit, après le début des hostilités, Au-dessus de la Mêlée ? »
Point de ralliement pour ceux qui s’opposaient à la culture de la guerre, la notoriété que lui apporta son Prix Nobel lui permit d’être de plus en plus entendu et respecté. Ainsi collabora-t-il avec plusieurs revues pacifistes, et répandit-il l’idée de l’Europe unie. Il milita avec de meilleures armes en faveur du rétablissement du dialogue franco-allemand, et pour le passage progressif d’une culture de guerre à une culture de paix. Dès lors il reprit espoir : « Je souffre pour les millions d’innocentes victimes, aujourd’hui sacrifiées sur les champs de bataille. Mais je n’ai aucune inquiétude pour l’unité future de la société européenne. La guerre d’aujourd’hui est son baptême de sang. »
Romain Rolland mena son combat avec des mots, et la lecture d’Au-dessus de la mêlée offre un regard différent sur la Grande Guerre, celui d’un intellectuel qui refusa de prendre parti, celui d’un penseur qui voulût demeurer Au-dessus de la mêlée, celui d’un homme qui voulût croire en l’humanité. Après la guerre, il retourna à ses premiers amours, la musique et le théâtre, Beethoven et Goethe. Mais la réalité le rattrapa : l’émergence du fascisme en Italie et la mort de Lénine l’incitèrent à prendre position. Il devint dès lors, un fervent défenseur du communisme.