Cathédrale de Reims : une martyre de la Grande Guerre

Resplendissante église d’Occident au commencement de l’année 1914, la cathédrale de Reims n’est plus en septembre qu’un amas architectural informe dont les œuvres artistiques presque millénaires ont été saccagées par l’acier et le feu. Cet évènement fait prendre conscience au monde du caractère funeste et ravageur de la guerre qui débute. 

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La cathédrale de Reims par Domenico Quaglio

Il fut un temps où les hommes bâtissaient des cathédrales, des églises, des chapelles tendues vers le ciel, symboles de leur amour de Dieu et de leur foi inaltérable. En ce temps, l’Europe, des confins de la steppe russe jusqu’aux plaines vallonnées de la verte Irlande, s’est couverte de ces clochers, symboles d’une unité spirituelle et de l’âme d’un continent. Il fut un temps où les rois de France étaient sacrés dans la cathédrale de Reims afin d’y recevoir l’adoubement de l’Église et leur couronne, héritée de Clovis, le premier roi chrétien de ce pays qui ne portait pas encore le nom de France. En ce temps, un pays s’est construit autour de ses rois bien avant que la nation triomphante devienne souveraine.

Ce temps lointain, le Moyen Âge comme on le nomme aujourd’hui, apparaît aux yeux de l’homme moderne comme un âge sombre et brutal. Pourtant, malgré sa violence, la guerre en ce temps respectait des codes et des règles définis. Des codes et des règles que les guerres du XXe siècle outrepasseront jusqu’à faire prendre un risque à l’humanité toute entière. Lors du premier cataclysme mondial, le martyr de la cathédrale de Reims est devenu aux yeux du monde un symbole de cette nouvelle ère.

Un joyau sous les bombes

La destruction de la cathédrale dans les journaux
La destruction de la cathédrale dans les journaux

Au début de l’offensive allemande, en septembre 1914, Reims se retrouve au cœur de la bataille décisive à laquelle se livrent deux nations frénétiques. La cathédrale de Reims, joyau fragile, symbole de l’art gothique triomphant, est livrée à la fureur destructrice de l’artillerie allemande. Deux époques se télescopent alors. Les misères de la guerre n’épargnent plus rien et la France comprend alors qu’elle entre dans une guerre totale. Une guerre de sacrifices et de souffrances.

Albert Londres, jeune journaliste encore inconnu, dont la devise sera « de porter la plume dans la plaie » couvre ce drame national et cette plaie dans le corps blessé de la patrie. Son article retranscrit de la manière la plus juste, le sentiment de tout un peuple face au saccage d’un lieu sacré de l’histoire de France, face à ce coup de poignard enfoncé au cœur de l’âme française. Le 29 septembre, dans les colonnes du journal Le Matin, il évoque son sentiment de dégoût face aux ruines de la cathédrale : « ce n’est plus elle, ce n’est que son apparence. C’est un soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa silhouette toujours haute, mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous montrerait sa poitrine déchirée. »

De nombreux intellectuels le rejoignent dans cette condamnation outrée. Pour beaucoup, il ne s’agit pas d’une simple destruction matérielle mais d’un effondrement moral, d’une atteinte indigne à toutes les lois de l’Humanité. Ainsi, le pourtant très anticlérical Anatole France, écrit sous le coup de l’émotion ces mots qu’il regrettera après-guerre : « les barbares ont incendié, en invoquant le Dieu des chrétiens, un des plus magnifiques monuments de la chrétienté. Ils se sont ainsi couverts d’une infamie universelle et le nom allemand est devenu exécrable à tout l’univers pensant. » Même Romain Rolland pourtant très loin de toute forme d’esprit cocardier a, quant à lui, ces mots empreints de lyrisme patriotique : « Une œuvre comme Reims est beaucoup plus qu’une vie : elle est un peuple, elle est ses siècles qui frémissent comme une symphonie dans cet orgue de pierre ; elle est ses souvenirs de joie, de gloire et de douleur, ses méditations, ses ironies, ses rêves ; elle est l’arbre de la race, dont les racines plongent au plus profond de sa terre et qui, d’un élan sublime, tend ses bras vers le ciel. »

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Image de propagande

Jacques Bainville, historien spécialisé en relations internationales cherche à comprendre la portée historique de ce saccage et ne l’interprète pas seulement comme un acte barbare aveugle. Le journaliste monarchiste y perçoit une signification politique majeure, le symbole de la volonté de domination germanique sur ce vieux pays latin tant méprisé par une certaine élite allemande : «…En s’acharnant contre la cathédrale de Reims, les Allemands savent bien ce qu’ils font. Nul peuple n’a plus qu’eux l’esprit historique et le sens de la symbolique historique. Détruire la cathédrale où étaient sacrés les rois de France, c’est une manifestation de même nature que la proclamation de l’Empire allemand dans le palais de Louis XIV à Versailles…»

Républicains et catholiques dans un même combat

Malgré le drame, cette destruction sert toutefois au mieux la cause de la propagande française et de l’Union Sacrée. Dans une France encore déchirée par le conflit religieux lié à la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État, la cathédrale anéantie est le ciment nécessaire à l’union des deux Frances, déchirées entre laïcs et catholiques. Les causes républicaines et catholiques s’unissent alors dans une même lutte au nom de la défense de la patrie. Symboliquement, Jeanne d’Arc et Marianne accompagnent ensemble les poilus sur le front dans la défense de la patrie en danger.

une autre image de propagande
Une autre image de propagande

Pour la France, ce drame sert sa cause en jetant l’opprobre internationale sur l’Allemagne. Les images de la cathédrale en flammes se retrouvent à la Une de la presse internationale, bouleversent l’opinion mondiale et révoltent plus particulièrement le peuple américain. Encore très isolationniste au début du conflit, la destruction de la cathédrale est le premier acte d’un lent mouvement d’opinion qui entraînera la puissance américaine vers la guerre en 1917. Stefan Zweig, pourtant très éloigné de tout esprit va-t’en guerre, défend l’Allemagne qui est tombée, selon lui, dans un piège : « J’entends d’ici le cri de rage par lequel va répondre le monde cultivé – et néanmoins ce fut un piège, un piège des Français qui voulaient que l’Allemagne se compromette moralement. (…) Lu aujourd’hui quelques journaux américains, le New York Herald ; effrayante la façon mensongère dont ils présentent la situation. L’Allemagne y est tout simplement l’ennemi, ils dégagent une haine qui vous fait frémir. » La haine ressentie par Zweig n’est pas fantasmée. Les journaux américains ont choisi leur camp et la France reste cette république sœur dont les États-Unis partagent les valeurs universelles.

Sous les bombes allemandes, dans les ruines fumantes de ce haut lieu de la spiritualité, c’est une certaine idée du progrès et de l’harmonie des peuples qui s’éteint alors. Une idée à laquelle les hommes du XIXème du siècle commençaient à croire. Ainsi par la destruction de la cathédrale de Reims, c’est tout l’équilibre du monde ancien qui semble s’écrouler. Sur l’autel de la guerre moderne, l’Allemagne sacrifie ce temple, cœur battant de l’identité française. Après ce sacrilège, pour la France, la justesse du combat ne fait plus aucun doute.