Notre-Dame de Paris de Victor Hugo : un monument en clair-obscur

Le contraste attire le regard, il interdit l’ennui.  La fulgurance de Notre-Dame de Paris réside dans la conjugaison des extrêmes, dans des compositions improbables : le monstre et l’étoile, le savant et l’ignorant, le passionné et l’indifférent. L’amplitude grossière entre tous ces personnages fait de ce roman un long jeu de déséquilibre, jubilatoire.

Contemplation à vol d’oiseau. Victor Hugo aime photographier l’histoire, figurer le passé. Décortiquer les décombres avec une lampe de poche. De ces reliques putrides et grandioses, Hugo accouche. Il accouche d’une histoire dans l’histoire, d’un siècle dans un siècle, l’auteur des Contemplations déterre les faits des catacombes du XVème siècle pour les dire au XIXème. « Il y a aujourd’hui trois cent quarante-huit ans, six mois et dix-neuf jour que les parisiens s’éveillèrent au bruit de toutes les cloches sonnant à grande volées dans la triple enceinte de la citée ». Ainsi commence Notre-Dame de Paris.

Le parvis de la cathédrale de Notre-Dame de Paris au XVIIème siècle.

Notre-Dame de Paris est un monument qui emprunte le nom d’un autre monument, encensé par la critique dès sa parution en 1831 et qualifié par Balzac d’« ouvrage ennuyeux, vide, plein de prétention architecturale ». Plus visionnaire, Nerval évoque la façon dont ce roman saisi la cathédrale de Notre-Dame dans sa chair de façon intemporelle. L’œuvre a trouvé son âme sœur, l’âme sœur a trouvé son œuvre. Comme deux atomes dont la liaison est telle que la rupture en est impossible.

Le récit raconte une étoile un peu idiote, Esméralda, et d’autres personnages sculptés comme des excroissances bâtardes. Confectionnés à sa mesure, calqués sur ses mensurations, ils formulent une reproduction à l’envers, une opposition pure et parfaite. C’est sans grande surprise qu’ils se percutent à elle puis entre eux ; qu’ils se cognent et se polissent. Le récit s’articule comme un oxymore en longueur, un jeux d’« obscure clarté » dirait Corneille : juxtaposition de la beauté à la laideur, de la bonté et la crapulerie, de l’innocence et la goujaterie. Épinglés comme des mouches à la lumière du jour, ils se reflètent en elle, contre elle, à coté d’elle, et les pages sonnent comme une ode à la schizophrénie. Conjugaison des contraires comme puissante technique littéraire.

Esméralda, personnage solaire

À l’origine du big-bang, Esméralda. Idiote nous l’avons dit, mais beauté folle, chaude,  incendiaire. Preuve qu’une laideronne à l’esprit lumineux n’aura jamais sa chance face à une cruche bien formée. Cette bohémienne brune aux traits fins bouge son corps avec sa chèvre Djali pour quelques pièces de monnaie. Sur le parvis de Notre-Dame, elle aspire les regards comme un trou noir aspire la lumière. « une créature inoffensive et charmante, jolie, à cela près d’une moue qui lui était particulière, une fille naïve et passionnée, ignorante de tout, et enthousiaste de tout (…) une espèce de femme abeille, ayant des ailes invisibles aux pieds, et vivant dans un tourbillon ». Le tourbillon, ce sont les autres : Quasimodo, Frollo, Phoebus. Respectivement un monstre, un fou, un traitre.

« Quasimodo sonnant la cloche ». Gravure sur bois de Laisné selon un dessin de Louis Charles Steinheil – 1844.

Quasimodo est un monstre quasi-métaphysique. Sourd, borgne, cassé des deux faces. Il fait de Cyrano de Bergerac un éphèbe et du cafard de Kafka un dieu. Comme si cette malformation extrême de la nature avait entrainé une surenchère dans le carnage,  son esprit aussi n’a pas poussé à l’intérieur de ce tas en putréfaction.« Il était méchant en effet, parce qu’il était sauvage. Il était sauvage parce qu’il était laid ». Il illustre cette logique de spéculation dans l’horreur. Bien sûr il sait l’ampleur de sa castration mentale et physique, c’est pour ça qu’il s’accroche à son maître Frollo comme un chrétien reconnaissant de la charité d’un autre. Cette asymétrie forme un équilibre solide, les relations asymétriques forment toujours les équilibres les plus solides. Si la présence d’Esméralda n’était pas venue tout saboter, ils demeureraient encore dans l’antre de Notre-Dame et nous irions les visiter. Seulement elle est arrivée, c’est ainsi. L’auteur place côte à côte Quasimodo et Esméralda c’est à dire la bête et la belle sauf que la bête restera bête. « Tous deux restèrent quelques instants immobiles, considérant en silence, lui tant de grâce, elle tant de laideur ». Placer Quasimodo côte à côte avec Esméralda c’est fixer l’horreur au sublime, la boue à l’or, c’est créer de façon artificielle un trait d’union qui va contre-nature. Placer côte à côte Quasimodo à Esméralda, c’est donner des ailes à l’impossible et du plomb aux conventions esthétiques. Qu’une bête aime une étoile, c’est lyrique n’est-ce pas ?

L’archidiacre Don Frollo est surement le moins disposé à recevoir cette balle dans la tête que représente pour lui Esméralda. Ses malheurs sont la preuve que jurer fidélité à dieu et aux sciences ne permet pas de s’affranchir des turpitudes du cœur, qu’ils les amplifient même. Un rien suffit à ce que la toute puissance de la pensée se contorsionne par terre, un rien. Pour Frollo, c’est Esméralda. « Il s’aperçut qu’il y avait autre chose dans le monde que les spéculations de la Sorbonne et les vers d’Homerus; que l’Homme avait besoin d’affections; que la vie sans tendresse et sans amour n’était qu’un rouage sec, criard et déchirant. » Comme habité par un démon qui se réveille en sursaut, sa fougue qui dépasse sa laideur qui dépasse sa connaissance, se transforme en obsession morbide et plante ses crocs dans la chair Esméralda. Cet esprit fort et opaque, ce prêtre rigide, outrepassé par ses passions tombe dans le délire mystique et le désir de puissance criminelle. « Au moment où c’était le plus effroyable, un rire de démon, un rire qu’on ne peut avoir que lorsqu’on n’est plus homme, éclata sur le visage livide du prêtre. » Sa foi se fracasse, son mur se déchire. Voilà l’étonnant contraste dont nous fait jouir Hugo, entre ce prêtre studieux qui explose pour cette fille jolie, mais surtout un peu bête. Esméralda dont l’esprit ne saisit rien, qui se retrouve seule lorsqu’on lui arrache sa petite chèvre.

Puis dans cette ronde des vaincus, il y a aussi Phoebus.  Il n’est rien d’autre que le réceptacle de la passion d’Esméralda, un réceptacle vide, tiède et inintéressant. Les hommes beaux ne sont d’aucun intérêt si ce n’est ce qu’ils provoquent indépendamment de leur volonté chez les autres ; en clair le seul intérêt de Phoebus, c’est d’émouvoir Esméralda.

Une ronde qui se termine mal

Esmeralda. Dessin de Grevodon. Bibliothèque municipale de Reims.

 Sot, naïf, ou aveuglé par une puissance étrangère, chaque personnage de ce roman viole le désir d’un autre par un désir contraire. Rien ne revient, aucune espèce de réciprocité. Sans réponse, la ronde amoureuse tourne au rythme de l’insatisfaction et se solde de façon expéditive. Comme s’ils se prenaient tous la main avant de sauter dans le plongeoir de la mort, en quelques pages c’est terminé.

La ronde s’organise ainsi : Frollo tombe fou d’amour pour Esméralda, mais elle le trouve répugnant. Quasimodo tombe fou d’amour pour Esméralda, mais elle le trouve plus répugnant encore. L’un est un fou, l’autre est un monstre, aucune de ces tares ne semble pouvoir être dépassée. Phoebus la sauve une fois d’une tentative d’enlèvement, elle en tombe folle d’amour mais ce bellâtre s’avère finalement être le pire de tous. Traitres et filles naïves forment un ensemble qui ravit la nature. Elle crie donc, elle crie le nom du demeuré « Phoebus ! Phoebus ! » en l’apercevant du fond de sa cachette. Ainsi, elle se fait prendre par les gardes venus l’amener à la potence. En criant son nom elle se précipite dans la mort. Elle saute dans le néant en pensant qu’il y plongera pour la sauver. C’est ainsi qu’il laisse la tête de la jeune fille se faire saisir par la corde et son corps par le vide.

Ce qu’il faut retenir de ce roman, c’est qu’il configure l’esprit d’Hugo. La fatalité, l’injustice, le trait forcé. La fatalité, cette ritournelle en boucle dans la bouche de Frollo. La fatalité et sa compagne quasi-systématique : l’injustice. L’injustice envers les hommes mise en situation par des procès absurdes. L’ambition de cette plume c’est de transcender cette condition humaine. Il l’explicite dans Actes et Paroles :  » Je ne me lasserai pas de le redire, le problème est posé, il faut le résoudre ; qui porte sa part du fardeau doit avoir sa part du droit ; une moitié de l’espèce humaine est hors de l’égalité, il faut l’y faire entrer« .