Yann Moix : « Tant que Péguy n’écrit pas, il ne sait pas ce qu’il pense »

Écrivain et réalisateur, prix Renaudot 2013 pour Naissance, Yann Moix est également un amoureux de Charles Péguy. À ses yeux, l’auteur de Notre Jeunesse est un prosateur hors du commun qui célèbre l’union du pensé et de l’écrit peut-être mieux que tout autre. Mais il prévient : Péguy est irrécupérable.

PHILITT : Quel regard jetez-vous sur la prose de Péguy ? Sur son phrasé si particulier et sur la forme atypique de ses textes ?

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Charles Péguy

Yann Moix : Péguy écrit comme il pense et sa pensée ne démontre pas : elle cherche. C’est une pensée du questionnement. Et le questionnement, par définition, n’est « pas une œuvre mais un chemin » comme disait Heidegger. Cela peut très bien s’appliquer à Péguy. Péguy et Heidegger posent des questions. Pourquoi Péguy ne supporte pas le positivisme ? Quand vous faites une démonstration mathématique, le chemin est à faire mais il est figé. La démonstration du théorème est toujours déjà là. Pour Péguy, on ne pense pas vraiment si on est le même au début et à la fin de la démonstration. La pensée de Péguy perpétuellement se contredit, se corrige, s’essaie, revient en arrière… Pourtant, Péguy ne rature pas. C’est intéressant de voir ses manuscrits. Il laisse des grands blancs pour pouvoir faire des rajouts. Pour lui c’est le cheminement qui compte et jamais l’objectif, jamais le but. Pour Péguy, dès lors qu’on pense en vue d’un but, on n’est plus un penseur. C’est pour ça qu’il est particulièrement violent avec les démagogues. C’est pour ça que le style de Péguy est si erratique, parce qu’il se corrige en même temps qu’il pense. Tant que Péguy n’écrit pas, il ne sait pas ce qu’il pense.

PHILITT : Y-a-t-il une réflexion sur le style en tant que tel chez Péguy ?

Yann Moix : Non, il n’y a absolument aucune recherche de style chez Péguy. Pas la moindre. C’est la coïncidence pure entre la pensée et l’écriture. Il ne s’est même pas posé la question. Il suit le cheminement de sa pensée avec le plus de vérité possible, sans s’encombrer de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas.

PHILITT : Et sur la forme des textes ?

Yann Moix : Péguy est un quinzainier. Il rebondit sur l’actualité. Ce n’est pas un philosophe, ce n’est pas un romancier, ce n’est pas totalement un journaliste, ni un polémiste… Péguy rappelle Bobby Fisher qui jouait contre lui-même aux échecs. Péguy, comme personne ne l’écoute, parle tout seul. Il s’adresse à Dieu. Quand il n’a pas la foi, il s’adresse à lui-même. Ça lui donne une liberté. Ça lui permet d’essayer des choses totalement inédites. Et je pense qu’il n’est pas à l’abri d’une certaine folie. La folie de celui qui n’a plus d’interlocuteur. Péguy est inclassable. Le seul endroit où on a réussi à le classer, c’est au service militaire. Je pense que Céline lui a beaucoup pris, dans cette liberté de nous parler comme à un copain. Il lui a emprunté le soliloque. Dans D’un château l’autre, Céline passe les 100 premières pages à radoter…

PHILITT : « Ne me parlez pas de ce que vous dites. Je ne vous demande pas ce que vous dites. Je vous demande comment vous le dites. Cela seul est intéressant. » En tant qu’écrivain et critique littéraire, comment comprenez-vous cette phrase de Péguy ?

Bernard Lazare
Bernard Lazare

Yann Moix : Le style découle de la manière dont on choisit de traiter un événement. Dans Notre Jeunesse, Péguy écrit Bernard Lazare avec un tiret (Bernard-Lazare). Quel est le Juif dont le nom s’écrit avec un tiret et qui a fondé le christianisme ? La figure de Bernard Lazare est une figure christique, car il est seul contre tous. Pour Péguy, le judaïsme se jette dans le christianisme comme un fleuve dans un estuaire. C’en est la continuité logique et non la contradiction. Avec Péguy, le chantre de la cause juive devient tout d’un coup un saint catholique ! Autre trouvaille : pour Péguy, le plus grand traître de l’affaire Dreyfus, c’est Dreyfus lui-même. Il ne tolère pas que Dreyfus accepte les excuses du Ministère de la guerre. Accepter d’être réintégré, c’est accepter le bannissement, la punition. Accepter la punition, c’est accepter la faute. Il reproche en fait à Dreyfus d’être en deçà de l’Affaire.

PHILITT : Si je ne m’abuse, vous admirez le potentiel drolatique de Péguy. Pouvez-vous nous expliquer le lien entre l’hilarité qu’il provoque parfois et le caractère redondant de sa prose ?

Yann Moix : J’en ai parlé avec Fabrice Luchini. Je pense qu’on pourrait faire un spectacle comique intégralement sur Péguy. Peut-être pas intégral, puisqu’il faut varier les genres. Péguy est un des auteurs les plus drôles de la littérature. Il y a des passages fabuleux sur Balzac, sur la notion de sac à dos… Comme Péguy sait que personne ne le lit, il se lâche. Il y a des moments burlesques qui n’en finissent pas. Il y a aussi les catalogues analytiques des Cahiers de la Quinzaine où il délire sur les sommaires des numéros. La redondance contribue évidemment à l’effet comique. Quand on répète 50 000 fois la même chose, ça devient drôle. Il aurait été dommage qu’il s’arrête en chemin. Pendant plusieurs pages d’affilée il peut décliner les adverbes. On se dit que ce n’est pas possible, qu’il ne va pas oser. Et il ose.

PHILITT : La plume de Péguy s’avère souvent dévastatrice pour ses ennemis. Pas facile d’être Jean Jaurès, Gustave Hervé ou Fernand Laudet. En quoi réside sa force polémique ?

Yann Moix : Tout d’abord dans sa mauvaise foi. Ensuite, il adore être déçu par les gens, ce qui lui permet de les prendre à partie par la suite. Il trouve que les gens sont toujours décevants par rapport à leur propre cause. Il n’avait aucun humour sur l’Affaire Dreyfus. Il s’est brouillé avec beaucoup de gens à ce sujet. Il fallait toujours aller beaucoup plus loin. Et bien sûr, il a reproché à Jaurès de tomber dans la politique politicienne. Avec Péguy, on n’est jamais suffisamment pur, jamais suffisamment courageux, jamais suffisamment honnête. Il a quand même un côté Robespierre. Son œuvre s’explique aussi beaucoup par l’intolérance. Il était quand même difficile à vivre, difficile à suivre. Il ne supportait pas non plus qu’on le défende. Il s’est brouillé avec des amis qui prenaient sa défense. Il estime que si quelqu’un le défend à sa place cela veut dire qu’il n’est pas capable de le faire. Mais aussi que si on le défend, c’est que peut-être l’ennemi a raison. Si on répond à l’ennemi, on le crédibilise comme adversaire. Péguy disait : « Je défends quiconque de me défendre etc. » (rire)…

PHILITT : Péguy critique avec beaucoup de violence les intellectuels de son temps, mais n’est-il pas lui-même, d’une certaine manière, un intellectuel ?

Georges Sorel
Georges Sorel

Yann Moix : Oui évidemment. Dès lors qu’on passe toute sa journée à décrypter l’actualité… Péguy était un intellectuel, un des plus grands du XXe siècle. Péguy n’aime pas les regroupements. Quand un groupe de personnes pense la même chose, ça le dérange beaucoup. Ils étaient un tout petit groupe aux Cahiers de la Quinzaine. Tous ceux qui pensaient penser la même chose que Péguy s’en sont mordus les doigts (ex : Georges Sorel). Le seul avec qui il ne s’est jamais brouillé c’est André Bourgeois, son copain d’Orléans.

PHILITT : L’intransigeance qui caractérise Péguy est-elle une règle d’or pour l’écrivain ?

Yann Moix : C’est très difficile d’être aussi intransigeant que lui. Il faut savoir que la situation financière de Péguy n’était pas aussi horrible qu’il le dit. Il n’était pas misérable. Il avait un train de vie assez réduit mais des gens venaient quand même faire le ménage chez lui. Il avait des amis qui finançaient les Cahiers de la Quinzaine. Il n’était pas à la rue. Mais il était suicidaire, c’est-à-dire qu’il se fâchait toujours avec les gens susceptibles de le tirer de l’embarras. J’ai moi-même un côté suicidaire mais ce n’est pas du courage. Tout le monde a une pulsion de mort. Je suis suicidaire quand j’écris. J’ai envie qu’on me déteste. Péguy était plutôt un camarade sympathique même s’il était malheureux en famille. Il était drôle, il chantait des chansons paillardes, faisait des imitations. Mais dès qu’il se mettait à écrire, il devenait fou. Il était plus suicidaire dans son écriture que dans le réel. Dès qu’il prenait le stylo, c’était plus fort que lui. M. Fernand Laudet, un nouveau théologien devait au départ être une petite réponse à un stagiaire d’une revue catholique et c’est devenu un des plus grands livres de littérature sur la mystique. Péguy ne se trompait pas trop sur les ordures, le petit stagiaire en question, François Le Grix, est devenu par la suite un collaborateur dans les années 40.

PHILITT : Il y a incontestablement une dimension visionnaire dans l’œuvre de Péguy (critique de la modernité, crise du républicanisme, règne de l’argent…). Un grand écrivain est-il nécessairement un prophète, dans le cas de Péguy un prophète de malheur ?

Yann Moix : Je ne sais pas si c’est de la prophétie. C’est une acuité intellectuelle extrêmement forte. Certains écrivains ou philosophes voient des choses que les autres ne voient pas. En effet, Péguy a raison sur plusieurs décennies. Il a prévu beaucoup de choses : sur la technique, sur l’histoire, sur la mémoire, sur le tout-scientifique…

PHILITT :  D’autres écrivains sont-ils aussi visionnaires que Péguy ?

Yann Moix : Dès qu’un écrivain est profond il y a un certain nombre de constances. C’est déjà présent chez Shakespeare. Mais c’est d’autant plus flagrant chez Péguy dont la base de réflexion est la France, les partis politiques, le parlementarisme. Quand en 1905, il écrit que l’on va tous devenir Allemand et qu’il invente  les formules « Saint-Michelstrasse » et les « Champs-Elyséesgasse », il ne parle pas de l’Occupation allemande en tant que telle mais c’est assez vertigineux. Il est très vite pessimiste sur le pangermanisme. Pour Péguy, la Grande Guerre est imminente dès 1905. Mais il faut faire attention à ce que l’on fait dire à Péguy. Par exemple, les résistants ont repris une phrase « Il faut résister… » alors que Péguy disait ça à son imprimeur à Suresnes parce qu’il y avait trop de coquilles.

PHILITT : Daniel Halévy a dit à la mort de Péguy : « Je ne pleurerai pas son héroïque fin. Il l’a cherchée, il l’a trouvée, il était digne d’elle […] Ne le plaignons pas. Cette mort, qui donne à son œuvre le témoignage, la signature du sang, il l’a voulue. » L’honneur de l’écrivain est-il de donner à son œuvre « la signature du sang » ? Comment comprenez-vous cela ?

Henri Bergson
Henri Bergson

Yann Moix : Je suis d’accord avec Halévy à 100%. Péguy s’est suicidé, aucun doute là-dessus. Il est mort par la France et non pour la France. Il a voulu s’alléger, donner un maximum de lisibilité à son œuvre. La seule manière de le faire était de se supprimer physiquement pour qu’il reste autre chose que sa parole. J’en suis convaincu. Il y a des lettres où il parle de supprimer sa femme, ses enfants et lui-même ensuite. Péguy a toujours voulu mourir de manière glorieuse, c’était une obsession. Ce qu’on ne dit jamais, c’est que Péguy était en proie à un immense chagrin d’amour : Blanche Raphaël, une des stagiaires des Cahiers de la Quinzaine que lui avait présenté Jacques Maritain. Les pèlerinages à Chartres n’étaient peut-être pas effectués pour des raisons mystiques mais à cause de cette fille qui le battait froid. Si Blanche Raphaël avait répondu à Péguy au front peut-être ne serait-il pas mort exprès au début de la guerre. Ça, combiné à un état d’épuisement absolu lié à la gestion des Cahiers de la Quinzaine de 1901 à 1914… Péguy était dans une impasse totale. Les témoignages correspondent : Péguy est resté débout face au feu des Allemands pendant une vingtaine de minutes alors que les autres soldats étaient couchés. Péguy s’est fait tirer comme un lapin. Mais il a choisi sa mort – la phrase d’Halévy est parfaite – il a voulu sa mort, il a voulu celle-là, ce jour là. Il a été communier la veille dans une petite chapelle. Tout était prêt. Dans les milieux péguystes, cette thèse est considérée comme scandaleuse.

PHILITT :  La fidélité est une notion décisive dans la pensée de Péguy. D’après vous, à quel maître Péguy est-il le plus fidèle ? Bergson ? Bernard Lazare ? Pascal ?

Yann Moix : Péguy admire plusieurs personnes. Même s’il est très violent avec lui, il admire Victor Hugo. Il a une passion pour Corneille et plus particulièrement pour Polyeucte. Il pensait se refaire financièrement en faisant une belle édition de Polyeucte (rire)… Il adorait Michelet mais les vrais maîtres de Péguy sont les Grecs : c’est Homère. Péguy était un helléniste hors-pair. Mais Péguy n’a pas de maître à penser. Il a lu les philosophes. Il a lu Kant qu’il n’aime pas du tout. C’est son horreur. Il allait assister au cours de Bergson au Collège de France. Bergson a juré à Charlotte, la femme de Péguy, qu’il s’occuperait de ses enfants. Ce qu’il a fait. Bergson a beaucoup dû influencer Péguy. Mais il demeure malgré tout un penseur solitaire.

PHILITT : Aujourd’hui, des personnalités très diverses se réclament de Péguy : Edwy Plenel, François Bayrou, Alain Finkielkraut, vous même… Nous connaissons leur différence. À votre avis, qu’est-ce qui les unit sous la bannière du péguysme ?

Yann Moix : Rien. L’œuvre de Péguy est tellement complexe et vaste. Chacun prend le Péguy qu’il veut. J’ai entendu Edwy Plenel dire un jour qu’il aimait le premier Péguy mais pas le dernier. Il n’a rien compris ! Avec cette phrase, Plenel s’est autodétruit en tant que péguyste. Bayrou, comme c’est un homme politique, je ne suis pas sûr qu’il l’utilise toujours à bon escient. Mais c’est un fin connaisseur de Péguy. J’en ai discuté avec lui pendant deux heures, ce n’est pas un imposteur. Si Plenel a été chercher le Péguy de La cité harmonieuse, Finkielkraut a été chercher le Péguy du déclin de l’école républicaine sachant que ce qu’on dit de l’école en 2014, Péguy l’écrivait déjà en 1900. Malgré la très grande intelligence de Finkielkraut (bien supérieure à la mienne), je pense qu’il n’a pas compris que Péguy n’était pas un nostalgique. Les grandes saillies de Péguy sur la France éternelle et sur les petites rempailleuses de chaise ne font pas de lui un passéiste. Péguy fait l’apologie de la mémoire et non pas de quelque chose de figé. Finkielkraut regrette que le monde d’aujourd’hui ne soit pas celui d’hier. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Péguy n’est jamais passé de la gauche à la droite mais de la politique à la mystique.