Coralie Delaume est journaliste et essayiste. Elle officie également sur le blog L’arène nue. Dans son premier ouvrage, Europe, les États désunis, publié en 2014, elle s’applique à analyser la crise institutionnelle qui frappe l’Union européenne. À ses yeux, le retour à la démocratie et à la souveraineté populaire doit passer par la réhabilitation du concept d’État-nation.
PHILITT : Les instances européennes ont plusieurs fois dénigré la démocratie. Qu’est-ce que cela nous dit de la nature du pouvoir supra-national ?
Coralie Delaume : Au lieu de dire que les instances européennes « dénigrent » la démocratie, sans doute est-il plus juste d’exprimer les choses ainsi : la manière dont est organisée l’Europe institutionnelle est contraire aux principes de la démocratie. Pour plusieurs raisons. La première relève d’une logique enfantine : si « démocratie » signifie « pouvoir du peuple », alors on ne peut avoir une démocratie que si on a un peuple. Ce qui n’est pas du tout le cas en Europe aujourd’hui. Il n’y a pas un peuple européen mais 28…. D’ailleurs, lesdits peuples ont bien conscience du caractère étrange de notre Union européenne. Ils ne se sentent absolument pas représentés par le Parlement de Strasbourg par exemple. Les taux d’abstention relevés lors du dernier scrutin européen en témoignent, plus encore que le bon score des partis dits « eurosceptiques ». Il faut dire que l’Assemblée de Strasbourg est un curieux ersatz. Outre le fait qu’elle ne représente personne, elle ne dispose même pas, à l’inverse des Parlements véritables, de l’initiative des lois européennes.
Il y a ensuite les autres institutions. La Banque centrale européenne, par exemple, est une banque de type fédéral, mais dont la particularité est de n’être adossée à aucun État fédéral. Elle échappe donc à tout contrôle démocratique puisqu’elle n’est pas aux ordres du politique. Son président Mario Draghi conduit de manière autonome la politique monétaire de la zone euro, en fonction d’objectifs qu’il se fixe à lui-même. Pour tout ce qui concerne la monnaie, ce ne sont donc pas des élus qui décident, c’est un banquier…
De la Commission européenne, il est dit dans les traités qu’elle représente « l’intérêt général européen ». Quel est-il ? Si l’on appartient au club des joies simples et que l’on se réfère aux canons de la philosophie rousseauiste, on aura bien du mal à répondre. Car l’intérêt général, en principe, c’est celui d’un peuple. Et c’est la délibération démocratique qui permet de le formuler, cette délibération ayant généralement lieu dans une Assemblée. Non dans une structure technique comme la Commission qui demeure, qu’on le veuille ou non, une grosse administration. Quand il n’y a ni peuple ni délibération, l’intérêt général, on peut le chercher longtemps !
Quant à la Cour de justice de l’Union, elle s’occupe d’émettre du droit jurisprudentiel, qu’elle invente tranquillement dans son coin, sans que les citoyens la dérangent beaucoup. Puis les États membres doivent appliquer ce droit. Or, quelle est la légitimité de ce droit, qui n’émane pas d’un législateur (d’une Assemblée représentative) mais, là encore, d’une administration supranationale ?
Il y a donc un problème démocratique évident au sein de l’Union européenne. Un très gros problème, même, dont je m’étonne qu’il n’affole pas davantage les responsables politiques nationaux !
PHILITT : Dans votre livre vous dénoncez la construction européenne comme un projet anti-démocratique dont le but serait de confisquer la politique aux peuples pour la donner aux technocrates. Cette confiscation n’est-elle pas une condition nécessaire pour assurer la paix ?
Coralie Delaume : J’imagine que vous faites référence à l’antienne « l’Europe c’est la paix » ? Cette formule magique m’est incompréhensible. La construction européenne me semble avoir eu plus à voir, à ses débuts, avec la Guerre Froide qu’avec la paix. Il s’agissait essentiellement d’arrimer l’Allemagne de l’Ouest au bloc occidental tandis que la RDA était dans le camp d’en face, et de faire de l’Europe unifiée un glacis contre le communisme.
Concernant la période actuelle… hélas, les choix opérés, année après année par les tenants de l’Europe intégrée ont fait tellement de dégâts qu’on peut se demander dans quelle mesure l’Europe n’est pas devenue, justement, un facteur de troubles et une menace pour la paix. Désormais, les Allemands méprisent les Grecs et les Grecs détestent les Allemands. En matière d’amitié entre les peuples, on a connu mieux.
Et puis, il y a une forte tendance au raidissement politique un peu partout. La montée de l’extrême-droite dans de nombreux pays n’est probablement pas la meilleure garantie qu’on ait trouvée pour garantir la paix à long terme. Sans parler de la multiplication des régionalismes rabougris, souvent motivée par l’égoïsme fiscal, et qui pourrait finir par désagréger certains États. On se prépare, pour les années à venir, à un beau festival de désordres en tout genre. La paix aura sans doute une drôle de tête après ça…
PHILITT : Comme l’avait pressenti de Gaulle, l’UE semble être devenue un instrument au service de la mondialisation libérale. Est-il encore possible de réorienter l’Union vers une politique plus soucieuse de l’intérêt des peuples que du grand capital ?
Coralie Delaume : L’état de pourrissement de l’édifice me semble bien trop avancé pour qu’il soit possible de le « réorienter ». L’Union européenne a partie liée avec ce que vous appelez le « grand capital » de manière structurelle. Elle a été entièrement conçue pour que soit assurée la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Or, la libre circulation de tout et de toute chose ne peut aboutir qu’à une concurrence féroce entre les différents « partenaires » si elle n’est pas précédée d’une harmonisation fiscale et sociale. Surtout en régime de monnaie unique, où les différentiels de compétitivité ne peuvent plus être corrigés par la dévaluation.
Davantage de concurrence entre les États-membres, donc, qui ne pensent quasiment plus qu’à réduire leurs déficits publics. Davantage de concurrence également entre les salariés : voilà à quoi nous assistons. Or, moins la répartition de la valeur ajoutée est favorable au travail (et à la collectivité via l’État), plus elle est favorable au capital, en bonne logique marxiste. Si on considère de surcroît que les marchés de capitaux sont, en vertu des traités, les seuls et uniques prêteurs des États, on imagine sans peine la pression qu’ils sont en mesure d’exercer sur lesdits États – via la menace de l’augmentation des taux d’emprunt – pour les contraindre à aller sans cesse plus loin dans la logique austéritaire.
Telle qu’elle est, cette Europe est difficilement réorientable. Il faudrait tout revoir, y compris les principes mêmes sur lesquels s’est bâtie l’UE qui sont des principes intrinsèquement néolibéraux : concurrence non faussée, libre circulation des capitaux….
PHILITT : Avec la construction européenne, le Vieux Continent a opéré un tournant atlantiste. Cela est-il dû à une réaction des pays de l’ex-bloc soviétique ? Pourquoi la France et l’Allemagne ont-elles échoué à proposer une troisième voie ?
Coralie Delaume : Il est vrai qu’au départ, les États-Unis ont œuvré en faveur de l’unification de l’Europe, notamment dans le cadre de la Guerre Froide et par souci de faire de l’Europe de l’Ouest un rempart contre le communisme. L’idée d’une troisième voie entre les deux grandes puissances d’alors a été émise par le général De Gaulle. Ce fut son idée d’ « Europe européenne », dont il souhaitait qu’elle suive sa voie propre, sans s’aligner sur l’un des blocs en présence. Des projets ont été élaborés pour tenter de mettre sur pied cette Europe indépendante. Je pense notamment au plan Fouchet.
Mais à la vision européenne de De Gaulle s’est opposée celle de Jean Monnet, de Robert Schumann et de ceux que l’on appelle les « Pères fondateurs ». Eux voulaient une Europe supranationale, technique, qui fasse la part belle aux « experts » au détriment des citoyens qu’on était bien déterminé à exclure de toutes les décisions importantes. Une Europe, enfin, clairement insérée au bloc occidental et étroitement liée aux États-Unis. De Gaulle et Monnet se sont opposés. C’est la conception de Monnet qui a fini par l’emporter. Nous sommes en train d’en payer le prix.
PHILITT : La construction européenne est fondée sur la répartition entre l’Allemagne et la France des rôles économique et politique. À quelles réactions faudrait-il s’attendre au cas où la France quitterait l’UE ? Quels seraient les effets politiques probables de la rupture de cet équilibre patiemment construit par les Américains depuis la fin de la guerre ?
Coralie Delaume : Deux choses. D’abord, je ne crois pas du tout que l’équilibre européen d’aujourd’hui demeure le fait des Américains. Cette vision paranoïaque des choses nuit à la compréhension plus qu’elle ne la favorise. Oui, les États-Unis avaient, pendant la Guerre Froide, des intérêts à faire valoir en Europe, et ils l’ont fait dans le cadre d’une politique de puissance tout à fait ordinaire.
Mais les choses me semblent avoir changé depuis la fin de la Guerre Froide et, surtout, depuis la réunification allemande puis l’élargissement de l’Union européenne aux PECO. Aujourd’hui, l’Allemagne est clairement la puissance européenne dominante. D’abord, elle est devenue le centre de gravité géographique de l’UE. Ensuite, elle est, pour diverses raisons qu’il serait long d’expliquer, très supérieure sur le plan économique, en dépit des faiblesses (grandes inégalités, manque patent d’investissements publics) qu’on lui connait. Il n’est pas du tout impossible, si ce pays persiste dans la voie austéritaire qu’il impose à tous ses « partenaires », qu’États-Unis et Allemagne finissent par entrer en conflit, ainsi que l’ont pronostiqué plusieurs auteurs, comme Tony Corn dans les colonnes du Débat, ou comme Emmanuel Todd. En effet, la croissance mondiale ralentit partout. Les États-Unis font effort (via une politique monétaire expansionniste notamment) pour soutenir la leur, mais ils savent que ça ne pourra durer éternellement si d’autres pôles de croissance mondiale n’embrayent pas. Le Trésor américain a d’ailleurs été l’un des premiers à critiquer les choix économiques allemands et à enjoindre ce pays à relancer sa demande intérieure. Le FMI a fait de même.
La deuxième chose, c’est qu’il n’est plus vrai que la France et l’Allemagne se partagent les rôles politiques et économiques au sein de l’Union. La France est devenue un pays satellite comme beaucoup d’autres. Je conseille à cet égard la lecture de deux articles récents, le premier paru dans Le Monde, le second sur le site Contexte. Tous deux expliquent assez finement comment la France est en train d’être marginalisée à Bruxelles. Et comment l’Allemagne a peu à peu mis le grappin sur les différentes institutions européennes pour en faire des outils à son service. C’est très impressionnant. La République fédérale a placé son propre personnel partout, ou, à défaut, du personnel des vrais partenaires que constituent désormais pour elle les pays d’Europe de l’Est et du Nord. Ainsi, le président du Parlement européen est allemand, comme son directeur de cabinet et son secrétaire général. Le président de la Banque européenne d’investissement et le Directeur général du Mécanisme européen sont allemands. Le président du Conseil est un Polonais germanophone. Le président de la Commission est un Luxembourgeois, qui a été imposé à ce poste par Angela Merkel.
Il n’y a vraiment plus que nous pour croire encore à l’existence du « couple franco-allemand ». La France ayant lâchement renoncé à défendre ses intérêts et s’étant longtemps contenté d’opiner sottement du bonnet, elle se trouve aujourd’hui dans les choux.
PHILITT : Dans l’hypothèse d’un effondrement de l’UE, comment maintenir l’indépendance des pays européens vis-à-vis des grandes puissances ? Une Europe qui ne tomberait pas dans l’escarcelle de l’une ou l’autre est-elle réellement possible ? À quelles conditions ?
Coralie Delaume : C’est surtout la situation actuelle qui est en train de créer les conditions d’une possible sortie de l’Histoire. Nous nous sommes mis dans un entrelacs institutionnel presque carcéral. Cette Europe est irrespirable, en plus d’être repliée sur elle-même et d’avoir peur des autres. Je ne crois pas que nous soyons tellement « indépendants » à l’heure qu’il est. Du coup, comme on ne peut guère faire pire, j’en déduis qu’on fera forcément mieux en faisant autrement !
PHILITT : Le modèle de l’État-nation né il y a deux siècles est-il encore pertinent dans un monde où les grands enjeux économiques, sociaux et écologiques se posent au niveau planétaire ?
Coralie Delaume : Mais… c’est le modèle qui a triomphé partout depuis que les derniers empires se sont effondrés. Les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, sont des États-nations. Ils sont plus gros que ceux d’Europe occidentale, me direz-vous. Et alors ? Il n’existe aucune nation au monde qui soit en mesure de relever seule les grands défis d’ampleur planétaire. Va-t-on faire pour autant une fédération mondiale ? Et ensuite, quelle sera l’étape suivante ? Une fédération intergalactique pour gérer les questions relatives à l’espace ?
S’il existe en effet des enjeux mondiaux, rien n’empêche les différentes nations de coopérer, comme elles le font d’ailleurs dans les innombrables forums internationaux qui existent déjà. Cela n’implique nullement de renoncer à sa souveraineté. La coopération entre nations relève de la diplomatie. Il n’y a rien à inventer : ça existe déjà. L’intégration supranationale, elle, se veut une nouveauté. Alors qu’en fait, c’est juste une ânerie.
PHILITT : Que répondez-vous aux économistes comme Patrick Artus qui avancent que le coût d’une sortie de l’euro serait plus élevé qu’un maintien ?
Coralie Delaume : Patrick Artus n’est pas le seul à dire cela. La majorité des économistes le disent. Mais lui a une excuse : c’est un économiste bancaire. Il ne peut pas dire tout ce qu’il pense !…
La mise en place de l’euro a été une erreur terrible. Doter d’une monnaie unique un ensemble aussi disparate que les 18 pays qui composent l’eurozone fut inconséquent. Il faudrait des transferts budgétaires colossaux pour que ça puisse marcher, pour pouvoir compenser les différentiels de compétitivité. Or le budget de l’Union représente à peine 1% de la richesse européenne, et est plutôt orienté à la baisse. Aucun pays n’est vraiment désireux de mettre en place une union de transferts. L’Allemagne moins encore que les autres car elle a tout de même dû payer, il n’y a pas si longtemps, le prix d’une réunification. Elle a consenti à faire cet effort parce qu’il préexistait un peuple allemand, convaincu d’avoir un destin partagé.
À l’inverse, il n’existe pas de peuple européen. On ne sent pas poindre ce vouloir vivre ensemble si puissant qu’il conduit parfois, parce qu’ils se sentent appartenir à une même communauté politique, les plus riches à accepter de payer pour les plus pauvres. Il n’y a pas de « plébiscite de tous les jours » au niveau européen. Ce qui est en train d’apparaître est précisément le contraire. C’est un rejet de tous les jours, que l’on a fait naître à force d’avoir voulu construire l’Europe contre les peuples.
Pour revenir à l’euro, il est vrai que si on l’abandonnait, cela créerait, au début, de fameuses secousses. Mais il vaudrait mieux, pourtant, s’y résoudre. D’abord parce que, plus longtemps on maintiendra cette monnaie en vie, plus on s’appauvrira. Ensuite, l’euro étant une aberration économique et politique, il n’est pas viable. N’étant pas cartomancienne, je ne peux pas vous dire quand et comment cela se produira, mais il me semble assez clair qu’il finira par s’autodétruire. Je pense donc qu’il serait plus sage de le détricoter dans le calme plutôt que d’attendre benoîtement son explosion et le chaos subséquent.
PHILITT : D’après Philippe Séguin, « la droite et la gauche sont deux détaillants qui ont le même grossiste : l’Europe ». La construction européenne a-t-elle détruit le clivage gauche-droite traditionnel ?
Coralie Delaume : Bien sûr. C’est un phénomène connu, désormais. L’européisme est l’idéologie de substitution commune à une droite d’argent qui a abandonné la nation, et à une gauche traumatisée par l’expérience soviétique, qui en a déduit l’urgence d’abandonner le socialisme et qui a désormais peur de son ombre. Le problème est que l’européisme est en train d’échouer. Le libéralisme aussi d’ailleurs. En termes de croyances collectives, le moins que l’on puisse dire est que nous sommes à poil !