Le slogan « Je suis Charlie » aura au moins eu le mérite de mettre les fervents défenseurs de la liberté d’expression face à leurs contradictions : peu d’entre eux semblent s’accorder à penser que l’on peut tout dire. La plupart s’abritent derrière la certitude que la loi saura fixer la limite et faire la part des choses entre humour et haine. Une ineptie confortable qui leur permet de se débarrasser du vrai problème : la liberté d’expression doit être absolue ou ne pas être du tout.
« Je suis Charlie car je défends la liberté d’expression », affirme fièrement une manifestante. « Nous sommes tous Charlie, car c’est notre liberté d’expression qui est en jeu », poursuit un journaliste, solennel et tout suintant de gravité. La première croit à ce qu’elle dit, le second se gausse intérieurement. Ne nous y trompons pas : les deux sont dans l’erreur. Mais l’éditorialiste seul comprend toute la portée cynique de son indignation affectée, et ce n’est que lorsqu’il desserre sa cravate, attablé parmi ses confrères au grand banquet de la pluralité des opinions, qu’il laisse entrevoir la sordide vérité : il se fout de la liberté d’expression comme le marin se fout de la température de l’eau. Sa mission ne consiste pas à plonger dans les flots glacés de l’océan qui porte son navire, et s’il devait les connaître, il ne serait alors plus marin mais naufragé. De même, le journaliste n’a que faire de la garantie qu’on lui accorde ou non d’exprimer son avis, puisqu’il n’est pas là pour livrer son opinion, dût-il en avoir une.
Sans doute est-ce pour cela que, sitôt abordée la question de la liberté d’expression, le journaliste s’en remet à la loi comme le marin s’en remet à sa boussole. Un bon navigateur n’a nul besoin d’être un grand explorateur : il lui suffit d’arriver à bon port. Le journaliste se garde bien de savoir ce que l’on a le droit de dire ou non, puisque le législateur l’en dispense gracieusement. « Charlie Hebdo et Dieudonné : deux poids deux mesures ? » s’interroge Thomas Legrand sur France Inter, cherchant à traduire « le sentiment des quartiers mais aussi de certains milieux catholiques », autrement dit, l’infâme conviction que partagent nazislamistes de cité et réactionnaires de la Manif Pour Tous. Sa réponse sonne d’abord comme une plaisanterie, mais l’on comprend bien vite que lui-même croit très fermement à la logique de son raisonnement : « On peut juger que les lois qui condamnent Dieudonné sont injustes, mais ce sont les lois. Et donc il n’est pas possible de dire qu’il y a deux poids deux mesures ». Nous voilà rassurés : le journaliste n’est pas payé pour savoir si la loi est juste, mais pour savoir si la loi est bien appliquée. Un esprit trop simple pourrait croire qu’il s’agit là du rôle de la police, mais c’est avant tout parce qu’il ignore ce principe, pourtant élémentaire, de la déontologie du métier : le journaliste se doit d’être neutre ! Au nom de quoi donnerait-il son avis sur le bien-fondé de la loi ? Sa seule norme, c’est le Code Pénal.
Dans le flou de la loi, l’idéologie politique tisse sa toile
Ce que Thomas Legrand et ses camarades de corporation feignent d’ignorer, c’est que l’injustice ne se loge pas au creux des lignes des textes de loi, mais dans l’application que l’on en fait. Nul doute que la liberté d’expression demeurera gravée dans le marbre de la République – mais qu’importe, s’il n’y a plus de juges pour la garantir ? Or, cette hypothèse s’avère moins irréaliste qu’on voudrait bien le croire, et il n’est pas besoin d’avoir peur des kalachnikovs pour s’en persuader. Contrairement au bruit et à la fureur des attentats diffusés en direct par BFM TV et consorts, au nom de la sainte liberté de la presse, la véritable menace qui plane sur la liberté d’expression est perpétuelle et sans éclat. Elle s’arme d’une infatigable patience pour saper avec hargne la moindre tentative de résistance. Elle est de nature politique, et non juridique. Il y a bien longtemps que les régimes institutionnels modernes ne se comportent plus comme de rustres soldats en permission, braillant et tapant du poing sur la table pour se faire respecter. Seuls les vestiges de grossièreté dictatoriale comme la Corée du Nord ou la Biélorussie persistent à vouloir inscrire les restrictions de libertés dans la loi. Ce zèle de procédure et de formalisme juridique est presque touchant aux yeux des républiques éclairées qui ont, depuis la leçon hitlérienne durement apprise, relégué la tâche à l’opinion publique.
Que faire alors de la loi ? Simplement la tourner avec habileté et malice, comme on tourne un bon mot, afin de laisser suffisamment d’air entre ses lignes pour que l’interprétation et le discernement du juge puissent, à leur aise, y prendre place. C’est dans les non-dits de la loi et dans la marge de manœuvre laissée à la discrétion des hommes qui rendent la justice, qu’on s’assure les meilleurs dispositifs répressifs. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l’homme consacre la liberté d’expression, tout en prévoyant des restrictions si une atteinte devait être portée « à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale ». Le moins que l’on puisse constater, c’est que la liste est longue et vague. Dans un pays européen moins libéral que la France dans son interprétation des textes, ces restrictions eussent tout aussi bien pu légitimer une censure du numéro de Charlie Hebdo paru cette semaine, au motif que, compte tenu du contexte particulier, et des menaces caractérisées ayant déjà été proférées, une caricature supplémentaire attiserait les tensions et constituerait une entrave « à la défense de l’ordre et à la prévention du crime ». Impensable ? Une jurisprudence ne vaut que jusqu’à la suivante…
La justice de la pensée n’est plus la justice
Il ne serait venu à l’esprit d’aucun juge de censurer Charlie Hebdo dans le contexte actuel. C’est là tout le problème : la liberté d’expression dépend largement du contexte politique. Et de la réputation de l’accusé. Le réquisitoire s’intéresse moins à l’objet du délit, en l’occurrence les propos ou les caricatures, qu’aux intentions de son auteur, lorsqu’il ne s’attache pas purement et simplement à démontrer que la réputation de ce dernier « se passe de commentaires ». Car il serait impossible de déterminer un moyen purement juridique de distinguer le premier du second degré. Quelle différence entre un « Mort aux juifs ! » dans la bouche de Desproges et dans celle de Jean-Marie Le Pen ? L’identité de l’accusé. Chacun sait bien que Charb n’était pas raciste (il fréquentait une femme issue de l’immigration !), mais démonstration n’est plus à faire que Dieudonné fréquente l’extrême-droite et les ayatollahs. Il s’en faut de peu que les Thomas Legrand de toutes rédactions ne proposent tout simplement que l’on condamne d’emblée une personne notoirement raciste lorsqu’elle est mise en accusation – quel argent épargné au budget de la Justice, et quel temps précieux ainsi gagné !
C’est pourtant bien la Déclaration universelle des droits de l’homme qui rappelle que « tous sont égaux devant la loi ». Les Lumières, si souvent convoquées, désapprouveraient sans doute qu’on juge un homme pour ce qu’il est plutôt que pour les actes dont il se rend responsable. Il ne devrait pas être difficile de recueillir l’assentiment général autour de cette évidence. Il suffirait alors de se rendre compte que, dès lors que l’on parle de liberté d’expression, ces « actes » que l’on juge sont des mots, pour réaliser l’absurdité même du débat dans lequel s’enlisent commentateurs éclairés et citoyens abonnés aux urnes : les textes sont inaptes à démêler a priori l’humour de la haine, sauf à interdire les deux – et le juge, alors transformé en critique littéraire, est condamné à proposer une interprétation de texte nécessairement orientée par des préjugés politiques.
Renonçons donc à la liberté d’expression, et cessons de délivrer ou non des visas de pensée – car il va sans dire que la liberté d’opinion n’a plus aucun sens si elle ne se double de la liberté de l’exprimer. Notre première erreur fut de consacrer un droit à s’exprimer, et à induire ainsi une possibilité de le restreindre. Aurait-on jamais songé à proclamer une liberté de vivre ailleurs que dans un pays où la justice se garderait le droit de vous en priver ?