Grand penseur du marxisme, Michel Clouscard critiqua l’ouverture de celui-ci aux apports du structuralisme, en s’opposant notamment à Louis Althusser. Plus radicale encore fut sa critique de la convergence entre marxisme et psychanalyse. Il dénonça l’incapacité de cette dernière à rendre compte des vraies déterminations de l’individu, et opposa au mythe d’Œdipe, le rendant totalement inopérant, celui de Tristan et Yseult.
Les années 1960 et 1970 sont à tort présentées comme celles de la mainmise idéologique du marxisme sur l’Université française, et d’une manière générale sur le débat philosophique. En réalité, c’est avant tout au profit d’une certaine lecture que s’est établie cette prédominance, et plus précisément en faveur de l’épistémologie structuraliste, dont l’implémentation au sein de la philosophie marxiste doit beaucoup à l’œuvre de Louis Althusser. À la même période, d’autres courants des sciences humaines connaissent une évolution semblable vers le structuralisme, encouragée par des auteurs qui pensent ainsi redynamiser leurs disciplines respectives. Ce fut le cas de la littérature en général, notamment au travers de la sémiologie de Roland Barthes, mais également de la psychanalyse de Jacques Lacan.
C’est notamment grâce à cette influence commune que la théorie marxiste, traditionnellement moins encline à intégrer des éléments d’autres disciplines qu’à se les réapproprier, se rapproche de la psychanalyse. Mais cette convergence, positivement annoncée comme une ouverture, ne peut se faire sans quelques renoncements conceptuels, et pour permettre l’apport du structuralisme en vogue, le marxisme se voit obligé de faire de la place sur ses étagères poussiéreuses. Si les théoriciens de ce renouveau y œuvrent avec conviction, il n’en demeure pas moins que l’air du temps les y pousse, et que l’apparition de termes tels que « psyché » et « inconscient », dans les discours abondamment économiques du marxisme traditionnel, redonne à ce dernier un coup de jeune, le rendant plus moderne, plus vendeur. Les principaux artisans de cette tentative de transformation sont d’ailleurs de jeunes penseurs, à l’instar de Lucien Sebag, auteur de Marxisme et Structuralisme au début des années 1960.
Structuralisme, psychanalyse… l’empreinte des « néo-kantiens »
Dès les années 1960, de très vives critiques s’élèvent contre la perversion de la pensée marxiste que constituerait l’ouverture à la psychanalyse, et le freudo-marxisme se voit qualifié de « science bourgeoise ». Il faut néanmoins attendre L’Être et le Code, thèse soutenue tardivement à l’âge de 42 ans par un quasi-inconnu, Michel Clouscard, pour que ces critiques, jusque là principalement dues à un réflexe d’hostilité instinctif du marxisme orthodoxe, se voient enfin formulées avec consistance. Car ce n’est pas tant l’éternelle crainte de « ramollissement du marxisme » qui pose problème que l’incompréhension profonde des implications structuralistes du freudo-marxisme. Clouscard se propose ainsi de dégager une définition transversale de ses éléments constitutifs : il s’agit de déterminer le cadre plus large dans lequel il s’inscrit et d’en cerner les caractéristiques, naturellement incompatibles avec le marxisme.
Le cadre en question est identifié au néo-kantisme, qui, bien évidemment, revêt sous la plume de Clouscard une acception plus large que celle que lui confère l’histoire de la philosophie. Selon lui, cette philosophie opère un retour complet à la pensée de Kant, en niant l’apport critique de Hegel et de Marx, et renoue avec la haute figure de la transcendance du XVIIIème siècle, à l’opposée de la praxis marxiste. Comme le kantisme, elle se met en quête de sens par-delà la rationalité de l’homme. Comme le kantisme, elle affiche la volonté de séparer le phénomène du noumène, assez manifeste chez Sebag, aboutissant fatalement à un système d’oppositions factices, telles que la séparation du politique et de la morale, du concret et de l’abstrait, et que l’on retrouve par exemple « dans les sciences sociales modernes sous l’opposition entre formalisme et empirisme ».
La théorie de l’Amour-Fou contre l’aveuglement de la psychanalyse
C’est dans son Traité de l’Amour-Fou que Clouscard développe le plus clairement sa réfutation du néo-kantisme, et donc du freudo-marxisme. La psychanalyse ne fait en réalité que « revenir aux symptômes, tout en s’émerveillant de découvrir les causes ». Son incapacité à considérer les pulsions elles-mêmes comme des forces déterminées par l’Histoire, et donc à comprendre la surdétermination de l’inconscient, l’empêche de voir « l’inconscient de l’inconscient : la production ». Par l’analyse du mythe de Tristan et Yseult, il montre que l’amour n’est pas le produit d’un contexte surdéterminé, mais la cause même de l’émergence du pouvoir, consacrant ce que Clouscard appelle « la famille à l’envers », qui s’oppose au mythe d’Œdipe et le remplace : élective et volontaire, puisque Tristan choisit une femme pour son père adoptif, et se choisit donc une mère, elle arrache également l’homme à son clan, détermination structurelle, pour lui permettre d’entrer dans une nouvelle structure qu’il construit lui-même : la vassalité.
Loin de la pulsion, cet amour-fou est à la fois acte et mythe fondateur. Acte fondateur du politique, car c’est au dehors, en épousant une femme d’un clan opposé, que le roi Marke impose son pouvoir à l’intérieur, fort d’une légitimé territoriale accrue. Mythe fondateur de la nouvelle classe dominante, car c’est grâce à l’ennemi que ce pouvoir s’impose, compromission inavouable que le mythe a donc vocation à dissimuler, aux autres mais surtout à la nouvelle classe qui célèbre son avènement. Celle-ci a besoin du mythe pour se convaincre que le pouvoir lui appartient par choix : en réalité, de même que Tristan n’a pas réellement choisi Yseult, sous l’effet du philtre d’amour, l’évolution de l’Histoire, bien que validée par les individus, n’est pas la somme de leurs actions. Et bien avant qu’il ne la rencontre, un oiseau planant au-dessus des mers, d’Angleterre jusqu’en Bretagne, apportait déjà au roi Marke une mèche des cheveux blonds de sa future épouse, aussi blonds que le blond de la nation celte appelée à naître lorsque les clans seraient réunis.
Michel Clouscard accepte de prendre en compte la psyché individuelle, mais refuse de la passer au crible des explications structuralistes, qui confrontent certes le sujet à ses déterminations, mais ne rendent pas pas compte de leur interaction, et se vouent finalement à ne « pas comprendre comment les structures déterminantes elles-mêmes sont engendrées ». Tout au contraire, une véritable praxis articulée à la psyché doit nécessairement permettre de comprendre l’engendrement réciproque des sentiments et du politique, de l’individu et de sa structure. C’est ce mouvement qui permet l’Histoire. À la définition qu’Althusser donne de celle-ci, comme « procès sans sujet », Michel Clouscard, reprenant les termes de Marx et Hegel, oppose la réaffirmation de l’existence d’un sujet « résultat d’une pratique historique ».