Quelques années après la mort de Philippe Muray, il semble qu’il faille compléter sa typologie de l’homme post-moderne : l’homo festivus enthousiaste qui dit « oui à tout » est en phase descendante, remplacé peu à peu par un autre post-moderne, l’homo reactus. Ce dernier doit tout à son prédécesseur, et notamment la faculté de forger un arsenal de lieux communs, qu’il appelle « mal-pensance » et dont il jouit en se regardant dans sa glace. Nous nous intéressons ici à un article de son credo.
Parmi les nombreux dégâts causés par l’antiracisme d’État, le moindre n’est sans doute pas d’avoir contribué à réhabiliter le racisme en fustigeant à tout propos, et surtout hors de propos, des racismes fictifs.
Dans La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Christopher Lasch écrit : « Le nouveau racisme est réactif, plutôt que résiduel, et je ne dis même pas résurgent. C’est une réaction, même si elle est incorrecte et choquante, aux critères inégaux de justice raciale qui apparaissent, aux yeux de la plupart des Américains, comme déraisonnables et injustes. Puisque l’on rejette banalement comme raciste toute opposition à l’inégalité « positive » des normes, une des réactions à cette insulte […] est d’accepter comme un titre de gloire l’étiquette de « raciste », de s’en targuer, avec un sens raffiné de la provocation, devant ceux qui veulent faire du racisme et des droits des minorités le seul sujet de débat public. »
Ce que Lasch n’avait pas prévu, sous-estimant les ressources insondables de la bêtise, c’est un certain glissement de la provocation à la conviction. En effet, ce qui tient lieu de « réaction » se calque sur la dogmatique à laquelle elle réagit et se contente d’une opposition symétrique, prétendant opposer à la bien-pensance qu’elle combat une mal-pensance qui en a à peu près les mêmes caractères, ceux-là mêmes de la post-modernité.
C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut comprendre l’apparition du « padamalgam », néologisme ironisant sur l’un des mantras favoris de nos élites qui appellent à « ne pas faire d’amalgames » sur certains sujets, tout en s’y roulant complaisamment sur d’autres – ainsi de l’assimilation à l’extrême-droite de toute opposition au gouvernement actuel, ou à l’antisémitisme de tout manque d’enthousiasme pour les menées israéliennes en Palestine ou en France. Il s’agissait sans doute dans un premier temps de moquer ce discernement sélectif et cette capacité à agir selon des principes contraires en fonction des situations. La moquerie se justifie aussi dans la mesure où le « pas d’amalgame » des élites est dépourvu de tout contenu : c’est un impératif moral formel et tautologique. Il ne faut pas amalgamer parce qu’il ne faut pas amalgamer.
« Padamalgam ! » : revendiquer les maladies mentales modernes
Mais le « padamalgam » réactif manque tout autant de contenu, il est tout aussi formel : certains « réacs » s’imaginent ainsi qu’il leur suffit de prendre le contrepied exact du catéchisme officiel pour échapper à la « bien-pensance ». Dire le contraire de l’adversaire suffit à être dans le vrai. Outre le binarisme étroit de cette conception, et au-delà du mimétisme qui fait de la contestation du « Pas d’amalgame » officiel une simple variante de la propension post-moderne à (ne pas) penser par slogans, il est une autre ornière dans laquelle se jettent nos pseudo-mal-pensants : c’est celle du généalogisme, maladie moderne s’il en est. Le généalogisme consiste à juger d’un discours en fonction de sa provenance (« d’où ça parle ») plutôt que par l’examen de son contenu intrinsèque. Or, c’est bien de cette maladie que relève le ricanement « padamalgamiste », car ce qui suscite l’ironie, c’est moins l’idée elle-même que sa source.
Mais le jugement de la source entraîne le jugement du contenu, et les ricaneurs paraissent désormais adhérer pleinement à l’idée qu’il est ridicule d’établir des distinctions – ce qui est pourtant la définition de la pensée – s’engageant résolument dans la voie de la confusion, de l’idiotie et du narcissisme. Ironiser sur le « pas d’amalgame » revient en effet à revendiquer le droit d’amalgamer tout et n’importe quoi. C’est prendre le parti de renoncer aux distinctions, aux discriminations (au sens originel du terme), de tout confondre en un monolithe. C’est aspirer à ne rien intelliger. Quant à l’idiotie, nous l’entendons au sens étymologique : « idiot » vient du grec idion : particulier. L’ « idiot » c’est littéralement celui qui est enfermé dans son particularisme. L’idiot est celui qui amalgame tout ce qui ne relève pas de sa sphère particulière, qui range tout ce qui lui est extérieur sous l’étiquette : « Je ne suis pas cela ». L’idiot est un moderne : la mesure de toute chose, c’est lui. En cela, il est évidemment un Narcisse.
La révolte des nouvelles élites
Le narcissisme de cette profession de foi tient aussi à un autre aspect. Le « réac’ » autoproclamé ne se contente pas de dénoncer une bien-pensance, et de la remplacer par une mal-pensance ; il tire de cela une grande fierté, persuadé de se distinguer ainsi de la masse grégaire qui croit encore aux chimères de la gauche sociétale. Le fait d’être un droitard ignare et ricaneur lui suffit à s’auto-décerner un prix d’insoumission et lui permet d’exprimer en toute bonne conscience son racisme et son mépris de classe, tout en se payant le luxe et le frisson (deux aspirations bourgeoises essentielles) de se prendre pour un rebelle. Comme son aïeul festivus, reactus entretient un certain nombre de fictions destinées à lui éviter le ridicule de Don Quichotte qui s’élançait bravement contre des moulins à vent.
Car, et c’est un point commun de plus avec l’homo festivus, l’homo reactus se veut très subversif : il tient à « briser les tabous » et « renverser l’ordre établi ». Comme le festivus, rien ne le fait tant jouir que de s’admirer dans la glace et de chanter ses propres louanges : « Comme je suis mal-pensant ! Comme je suis courageux d’oser m’élever seul contre tout l’establishment ! » Ce narcissisme vient s’ajouter à celui de l’idiotie : l’idiot se met en scène comme idiot.
Après la révolte des élites de gauche, si bien analysée par Christopher Lasch et Philippe Muray, voici donc la révolte des élites de droite. Voici le bourgeois de droite, fils du bourgeois de gauche, le post-moderne qui se prend pour un réactionnaire parce qu’il n’aime pas beaucoup les musulmans.
Le Même contre le Même
On baigne ici dans le Même, on y patauge, on s’y englue. Le Même s’amuse à faire croire qu’il permet l’altérité. Il se fabrique des clivages et des oppositions qui n’en sont pas, pour mieux en finir avec la véritable différence. Il débat avec lui-même. Muray écrit ainsi : « On s’engueule entre nuances. C’est la grande rivalité du Même. Le combat du semblable contre son sosie. La cause du Bien a si peu d’adversaires qu’il faudra, dans les années à venir, se résigner à en créer de toutes pièces, des adversaires, et les salarier, si on veut continuer à soutenir l’intérêt. On ne pourra pas éternellement compter sur les Serbes, le Front national et les intégristes à turban. Ils finiront eux aussi par se fatiguer. »
Le Même se lance dans des conflits triangulaires : le Même, catégorie « droite », se crêpe le chignon avec le Même, tendance « gauche ». Et tous deux dénoncent et condamnent le Même « islamo-fasciste » à turban, qui a effectivement fini par se fatiguer d’être autre (l’a-t-il jamais été ?). Le Même occidental se désolidarise du Même daeshien. À cet égard, l’exégèse – si l’on ose dire – coranique des islamistes (sanguinaires ou non) et des islamophobes est un bel exemple de convergence : c’est la même non-lecture du texte, la même approche superficielle et matérialiste, la même haine de toute transcendance, le même refus d’être dépassé par l’Indicible.
Il est pour le moins piquant que le slogan « padamalgam », qui appelle à l’amalgame, serve précisément à justifier la guerre du Même contre le Même, la guerre des non-civilisations : comme l’avait déjà perçu le grand Léon Bloy, les sentences du bourgeois ont quelque chose d’oraculaire. Le bourgeois dit la Vérité, comme le Christ – à cela près qu’il ne mesure pas la portée de son Verbe – et lorsqu’il ironise sur le « padamalgam », il dit la vérité d’un monde où plus rien n’est autre, où tout se confond dans le grand globali-boulga.