François Huguenin est historien des idées et essayiste. Il a publié en 2006 L’Action française, Une histoire intellectuelle (Perrin) ainsi qu’une Histoire intellectuelle des droites en 2013 (Tempus). Nous avons évoqué avec lui les grandes figures qui ont marqué le mouvement politique de Charles Maurras.
PHILITT : Maurras se définissait-il avant tout comme un politique ou comme un littéraire ? Quel rôle a joué la défense de la langue provençale dans sa formation intellectuelle ?
François Huguenin : Maurras participe d’abord à une aventure littéraire. Celle du Félibrige et de l’école romane dont il a été l’un des acteurs majeurs. C’est la littérature et la défense de la langue provençale qui constituent le premier maillon de la politique maurrassienne. À la racine de sa pensée, il y a l’idée de décentralisation, de fédéralisme – même si l’expression est contestée au sein de l’Action française – une hostilité envers le jacobinisme et envers la IIIe République centralisatrice émergente. Le compagnonnage avec Frédéric Amouretti a été très important pour Maurras. Amouretti avait été à la fois marqué par Barrès et par le Félibrige. À l’origine de la politique maurrassienne, il y a la langue et la littérature. Ça se vérifie avec ses premiers écrits, notamment Anthinea, d’Athènes à Florence. Maurras va revenir des Jeux Olympiques d’Athènes (1896) avec des textes littéraires qui vont faire sa réputation d’écrivain mais aussi avec une réflexion sur le déclin des civilisations. Je pense que Maurras est très tôt marqué par la question de la mort. Sans faire de la psychologie à la petite semaine, la mort de son père alors qu’il est encore jeune est un événement important. Il y a cette conscience devant l’Acropole, ruine magnifique s’il en est, mais ruine tout de même.
Pour moi, les plus grands textes de Maurras sont L’Amitié de Platon, Le Conseil de Dante. L’Avenir de l’Intelligence est aussi un texte très littéraire. La littérature, pour Maurras, est tout sauf décorative. Elle dénote chez lui une sorte de quête existentielle très profonde qui va déboucher sur la politique.
PHILITT : Comment le jeune Maurras a-t-il fait pour convertir l’Action française au royalisme ?
François Huguenin : On a aujourd’hui une vision de Maurras académisé, statufié, célébré. On oublie que lorsqu’il est arrivé à l’Action française, c’était un mouvement nationaliste qui n’avait rien à voir avec le royalisme. Maurras avait une capacité de persuasion en tête-à-tête absolument incroyable. Vaugeois lui dit un jour à bout d’arguments après que Maurras a fait sa démonstration : « Vous êtes seul. » Et Maurras lui répond : « Avec vous nous serons deux. » C’est typique. Il a fait ça avec tout le monde. Parfois, il a échoué. Le cas le plus célèbre est celui de Barrès. La correspondance Maurras-Barrès montre bien qu’il a essayé. Je pense que Barrès n’y croyait pas. Maurras a converti les membres de l’Action française un par un. C’est les Horaces et les Curiaces. En revanche, il n’aura pas besoin de convaincre Bainville qui est déjà royaliste sans avoir lu Maurras. Ce dernier est stupéfait de voir un garçon de vingt ans revendiquer son royalisme. C’est pour ça, je pense, que Maurras aura toujours une grande affection et une grande estime pour Bainville. Bainville fera absolument tout ce qu’il voudra à l’Action française. Il gardera une sorte d’indépendance.
PHILITT : Maurras est-il déjà sourd quand il entreprend de convertir les membres de l’Action française ?
François Huguenin : Oui, il est sourd depuis l’adolescence, même si cela va s’aggraver avec l’âge. Il a réussi à convaincre les gens alors qu’il était sourd. Mais il y a quelque chose de très ardent chez Maurras, comme en témoigne son visage.
PHILITT : Comment se fait-il que Bainville n’ait jamais adhéré à l’antisémitisme de Maurras ?
François Huguenin : Bainville était quelqu’un de très indépendant, quelqu’un de très secret. Il pouvait donc participer à l’aventure de l’Action française sans croire à certaines choses. Il y a une énigme Bainville.
PHILITT : Quelle relation Barrès entretenait-il avec l’Action française ? Comment son Roman de l’énergie nationale s’articule-t-il avec le nationalisme intégral de Maurras ?
François Huguenin : Pour moi Barrès n’est pas un politique ni un théoricien. Difficile de mettre les choses en balance. Barrès est un patriote. C’est la terre et les morts. Mais son patriotisme est aussi le prolongement de son égotisme qui est la matrice de la trilogie du Culte du moi que je trouve très datée. C’est du mauvais stendhalisme. C’est pourtant le père des grands écrivains du XXe siècle : Mauriac, Montherlant, Malraux… Avec le recul, son œuvre semble très creuse. Mais à l’époque, c’était ce qu’on appelait un maître.
Maurras est ambivalent. Il a voulu mettre la monarchie en théorème et a toujours dit qu’il voulait démontrer, mettre les choses en ordre, en équation. Or, la matrice de la politique maurrassienne, nous l’avons dit, c’est la littérature, c’est la passion. Je ne suis pas sûr qu’il soit moins charnel que Barrès. Il y a beaucoup de contradictions chez Maurras, contrairement à ce qu’ont pu penser un certain nombre de ses disciples. Il est démonstratif, très rationnel. Mais derrière, il y a une angoisse existentielle : la peur de la mort de la France. Il y a la volonté de survie qui est une quête spirituelle. Selon moi, Maurras est beaucoup plus complexe que Barrès.
PHILITT : Quelles sont les raisons qui ont poussé Bernanos à se séparer de l’Action française et à la critiquer par la suite ? Sachant, d’un autre côté, qu’il n’a jamais renié Drumont.
François Huguenin : Bernanos se sépare deux fois de l’Action française. La première, après la guerre de 1914. Bernanos est un jeune de l’Action française qui écrit à L’Avant-garde de Normandie. Il fait ses premières armes en éreintant Alain. Il est camelot du Roi. Il est dans la mouvance de l’Action française des années 10 qui fricotait avec la gauche révolutionnaire. Après le commencement de la guerre, l’Action française fait l’Union sacrée, un choix très important de Maurras. L’Union sacrée va se perpétuer après la guerre : la Chambre bleu horizon. Léon Daudet est député et soutient Clemenceau tandis que Maurras soutient Deschanel, mais l’Action française unanimement est derrière le Bloc national de Poincaré dans sa politique anti-allemande. L’Action française devient un journal d’opinion qui soutient certains courants de la politique républicaine. C’en est trop pour Bernanos. Il ne veut pas de cette Action française là. Elle a perdu son côté insurrectionnel.
Mais Bernanos revient en 1926 au moment où l’Action française est condamnée par l’Église. Il revient en tant que catholique pour défendre Maurras contre Maritain avec une très grande violence. Une fois que la crise est terminée, après être revenu de manière chevaleresque dans la vieille maison alors qu’elle était attaquée, celle-ci reprend son ronronnement et Bernanos repart. Il consomme le divorce avec toute une frange de la droite conservatrice lorsqu’il écrit Les Grands Cimetières sous la lune. Bernanos soutient l’Action française insurrectionnelle mais pas l’Action française de l’établissement.
PHILITT : Est-il considéré comme une grande perte par l’Action française ?
François Huguenin : Oui, mais cela n’a jamais été avoué. La relation de l’Action française avec Bernanos est totalement passionnelle. Les dissidences se traduisent par des déchirements d’une violence inouïe. Personne n’est parti de l’Action française en bons termes. L’Action française a reproché à Bernanos d’être à la solde de François Coty, le propriétaire du Figaro. Il y a eu des dizaines d’articles dans le journal pour vilipender Bernanos. Des articles d’une bassesse incroyable. Mais Bernanos n’était pas en reste dans ses attaques contre Maurras.
Bernanos pouvait avoir des intuitions géniales, La Grande Peur des bien-pensants en 1931 en témoigne. Mais sans la référence à Drumont le livre aurait été meilleur, moins ambigu, et il serait certainement beaucoup plus lisible aujourd’hui. Mais c’est du Bernanos. Il aimait la défense des causes perdues. Je comprends ce qu’il veut dire néanmoins : sa défense de Drumont est en fait une attaque de l’argent. Il aurait cependant pu citer Péguy plutôt que Drumont.
PHILITT : On a retenu de Maurras l’expression « divine surprise » après l’accession au pouvoir de Pétain. Mais quelle fut son influence réelle pendant la collaboration ? A-t-il jamais transigé avec sa germanophobie ?
François Huguenin : Maurras a eu très peu d’influence à Vichy. Il était déjà enfermé dans sa tour d’ivoire. Sa surdité était presque totale. Maurras était entouré d’une cour qui, je pense, l’a isolé. En vérité, les maurrassiens à Vichy ont compté pour peu de choses. Pour rien à partir du moment où Laval prend le pouvoir. Il faut rappeler aussi que Pétain était tout sauf maurrassien. C’était un général de centre gauche.
PHILITT : Pourquoi « divine surprise » ?
François Huguenin : Il y a chez Maurras une sorte de soulagement lorsqu’il constate la continuité de l’État et de la France. De Gaulle dira de son côté qu’il n’y pas continuité. Pour Maurras, Pétain, c’est celui qui fait encore vivre la France en tant que telle. On ne peut pas non plus écarter l’existence d’une jubilation de Maurras devant l’effondrement de la République. Mais Pétain symbolise aussi l’homme de Verdun et fait écho à cette Union sacrée de l’Action française avec la République pendant la Première Guerre mondiale. C’est là où on voit que Maurras a perdu le fil de la politique concrète : il refait la même chose qu’en 1914, il fait allégeance au pouvoir en place. Petite différence, le pouvoir en place n’est pas indépendant, il est sous tutelle de l’étranger. C’est un pouvoir vaincu. Il y a une sorte de négation du réel chez Maurras qui est tragique et qui l’amène aux choses les plus exécrables, notamment la dénonciation des résistants.
Par ailleurs, il reste totalement germanophobe. Il n’aime pas les Allemands. Il n’a aucune sympathie pour le régime nazi. De ce point de vue-là, il n’y a aucune ambiguïté. Cependant, la réalité de Maurras devient la réalité d’un monde intérieur. La perpétuation d’un discours antisémite dans ce contexte est également dramatique.
PHILITT : On présente souvent, à juste titre, Les Décombres de Rebatet comme un pamphlet antisémite. Mais ce livre n’est-il pas au moins autant une charge contre l’Action française et Maurras ?
François Huguenin : Rebatet est le premier à avoir popularisé le thème d’un Maurras dans sa tour d’ivoire, coupé des réalités, incapable d’agir le 6 février 1934… Sous cet angle, Rebatet a raison. Il y a une impuissance politique à l’Action française, une « Inaction française ». Rebatet était quelqu’un de fascinant par sa culture, un grand critique de cinéma et de musique. François Truffaut admirait à juste titre le critique Rebatet. Les Deux Étendards est un livre magnifique. Son œuvre vaut mieux que lui. Il était pétri de haine. C’est un personnage terrible.
PHILITT : On sait que Péguy a beaucoup influencé le général de Gaulle. Mais sa culture Action française a-t-elle déterminé la mise en place de la « monarchie républicaine » ?
François Huguenin : De Gaulle était péguyste, barrésien mais aussi de culture Action française. Mais je dirais comme toutes les familles de droite traditionnelle de l’époque. Je ne pense pas qu’on puisse dire que de Gaulle était maurrassien, ce serait abusif. Mais la création de la Ve République avec ses institutions, du moins tant que de Gaulle était au pouvoir, ont fonctionné comme une monarchie républicaine, avec les mécanismes du parlementarisme rationalisé, avec l’article 16 de la Constitution… Cela témoigne d’une défiance chez de Gaulle vis-à-vis des partis politiques. Cette aversion pour la logique des partis, il la tient du maurrassisme.
L’acte de résistance de Charles de Gaulle est, à mon avis, un héritage de la posture maurrassienne, avec sa part de germanophobie, avec sa part de défense de la France. Philippe Brissaud que j’avais interviewé pour mon livre sur l’Action française en 1998 m’avait raconté avec colère qu’il ne comprenait toujours pas le choix de Maurras. Il m’avait justement dit qu’il était rentré en résistance parce qu’il était maurrassien. Au commencement de la Résistance, il y avait beaucoup de royalistes. Pas nécessairement encartés à l’Action française, mais des gens influencés par la pensée maurrassienne.
PHILITT : Et à propos de Kiel et Tanger et des relations internationales ?
François Huguenin : On sait que Pompidou l’avait évoqué dans une conférence à Sciences Po. Il trouvait que c’était un livre fondateur de la politique étrangère de la France. Je n’ai pas de références qui disent la même chose pour de Gaulle, mais cela me paraît absolument évident. C’est un livre qui a dû faire partie de son bagage intellectuel.
PHILITT : Le dernier grand héritier de la pensée maurrassienne était Pierre Boutang, mort en 1998. Qui reste-t-il aujourd’hui pour défendre la mémoire de Maurras ?
François Huguenin : Il ne reste plus grand chose de Maurras après 1940. C’était un des plus grands intellectuels de son temps et toute son entreprise s’écroule comme un château de cartes après la guerre. Boutang a essayé de faire revivre la pensée de son maître, sans succès. Plus fondamentalement, il a procédé à une vraie remise en question de certaines impasses du maurrassisme. Je pense qu’une des raisons fondamentales de la disparition de la pensée de Maurras tient au fait qu’elle est un fantasme, une utopie. Sa vision de la France est totalement reconstituée. Il méconnaît ce que fut la monarchie dans son fonctionnement. L’histoire de la monarchie est faite de coteries, d’États dans l’État, d’alliances de contre-alliances… Il y a une focalisation sur la question institutionnelle qui bute sur le réel. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il se fracasse contre la réalité. Il fait tout ce qu’il ne faut pas faire. Il montre, à son corps défendant, que ce ne sont pas les théories ni les institutions qui font l’Histoire, ce sont les hommes. Si une institution politique en tant que telle garantissait à elle seule le bien commun, ça se saurait. C’est une des grandes faiblesses de la pensée maurrassienne. L’idée de décentralisation est également un prétexte à refuser la liberté politique dans les institutions de l’État. Les maurrassiens croient pouvoir remplacer la liberté politique par la limitation de l’État et la décentralisation. Cependant, les Grecs, et ensuite Hannah Arendt, ont bien montré que la vie dans la cité nécessitait la liberté des citoyens. Cet oubli est mortifère.