Éric Zemmour, Michel Onfray et bien d’autres : le thème du déclin de la France hystérise le débat. Depuis les débuts de son histoire, la civilisation européenne a souvent cru assister à sa propre mort. Inscrit dans ses gènes culturels, elle est toujours hantée par un spectre : la décadence.
Il flotte comme un parfum d’angoisse dans l’air du temps. Tête des ventes durant plusieurs semaines en automne, Le Suicide français d’Éric Zemmour, bâti autour de la thèse du déclin de la France depuis Mai-68, a eu un puissant écho : il s’est vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. À présent, c’est Michel Onfray qui, à l’occasion de la promotion de son dernier livre, Cosmos – dans lequel il propose « une philosophie de la nature » –, répète à l’envi que notre civilisation occidentale, à bout de souffle, est en train de disparaître. Désormais, les « déclinologues », selon le néologisme de Dominique de Villepin, ont le vent en poupe : les certitudes de supériorité sont ébranlées par la mondialisation et le choc économique et culturel qu’elle induit.
Cette sensation de décadence n’est pourtant pas nouvelle : toutes les époques ont été hantées par un doute existentiel. « Ce final du siècle en France est lamentable », s’exclamait Hippolyte Taine dès 1888. La décadence, ce sont les entraves modernes à la liberté qui la créent : la spécialisation du travail – « le métier déforme » – et l’enlaidissement du corps lié au port des vêtements qui corrompt la gracieuse nudité antique. La Révolution industrielle et son impact sur la société – « l’homme transformé en ouvrier devient un rouage », déplore Taine – ont profondément marqué le XIXe siècle, qui est celui de tous les troubles : deux Empires, deux Républiques, deux monarchies, deux révolutions. L’angoisse de la décadence transperce ce siècle.
Les anti-1789 sont les premiers à percevoir la modernité politique comme une boîte de Pandore. Joseph de Maistre jette les bases de la doctrine contre-révolutionnaire dès 1796 : la Révolution est un châtiment divin, explique-t-il dans ses Considérations sur la France. Les réactionnaires vont porter la vision d’une nation décadente, minée par la pensée irréligieuse des Lumières et la démocratie, ce règne de la masse vulgaire. « La Religion, la Monarchie, deux nécessités […] vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays », affirme Honoré de Balzac dans son Avant-propos sur la Comédie humaine. Charles Maurras, le chef de file d’Action française, reprend le flambeau contre-révolutionnaire au moment de l’Affaire Dreyfus et élabore une pensée dont l’influence sur l’extrême droite sera centrale jusqu’à nos jours. Fasciné par la Grèce antique, et voyant dans la Rome antique l’heureuse propagatrice de la splendeur hellène, il attribue la responsabilité de la décadence aux Juifs qui auraient miné cette civilisation de l’intérieur.
Extinction de la race française
Mais, au XIXe siècle, tout passe par la science, même les pensées sur la décadence. Le triomphe du scientisme qui découle de la Révolution industrielle, mais aussi la parution du révolutionnaire De l’Origine des espèces de Charles Darwin en 1859, duquel le principe de sélection naturelle transposé à l’homme fait redouter une inadaptation des sociétés conduisant à leur mort, marquent profondément leur époque. Arthur de Gobineau, dont le Traité sur l’inégalité des races humaines démontre la supériorité aryenne, diagnostique une perte de vitalité française faisant craindre l’extinction de sa race. « Chez les hommes, […] l’aspect général chétif, pauvre, mesquin, la maigreur, la laideur ; chez les femmes, les maladies de l’utérus de plus en plus répandues ; sur les deux sexes le poids des maladies héréditaires – en voilà plus qu’il n’en faut pour expliquer la diminution croissante du chiffre des naissances », argumente cet écrivain apprécié d’Adolf Hitler. Passée par le filtre de la science, la décadence se mue en dégénérescence.
Même Émile Zola, pourtant socialiste, verse dans cette « décadence biologique » en dépeignant dans sa fresque des Rougon-Macquart un Second Empire en décomposition, quelle que soit la classe sociale, avec sa méthode naturaliste imprégnée de scientisme qui veut « montrer le jeu de la « race modifiée » par les milieux ». Dans la branche prolétaire des Macquart, Jacques Lantier, animé par une pulsion meurtrière transmise par hérédité, symbolise à lui seul cette dégénérescence : « Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté. »
« Civilisations mortelles »
Mais le progrès technique exalté par le scientisme peut aussi servir à tuer : c’est ce qu’enseigne la Première Guerre mondiale qui, avec ses huit millions de morts et ses six millions d’invalides, décuple l’angoisse du Vieux Continent. Après la Grande Guerre, le fantôme décadent hante plus que jamais l’Europe. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », lance, dans une formule passée à la postérité, Paul Valéry en 1919, qui pose « une question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? » Dix ans plus tard, Freud s’interroge aussi dans son essai Malaise dans la civilisation : « Le progrès de la civilisation saura-t-il dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? »
Car l’Europe, traumatisée par les corps mutilés, la misère et effrayée par une propagation de la révolution russe s’enfonce dans la haine – contre l’étranger, le communiste, l’homme politique, le juif. La parution remarquée des deux tomes du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, en 1918 et en 1922, traduit l’air du temps et inspire Hitler. Dans cette somme d’un millier de pages, le philosophe allemand analyse les racines du déclin occidental en esquissant une synthèse historique transversale, de l’économie à la musique en passant par les mathématiques.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe, hantée par son déclin et encore plus appauvrie après la crise de 1929, est électrisée par la violence et le ressentiment. « Vous ne comprenez plus, vous autres républicains ! Nous sommes menacés par la décadence, non seulement la France mais le monde », enrage Pierre Drieu la Rochelle. La recherche d’un bouc émissaire responsable du marasme général conduit à la stigmatisation du juif. Céline en appelle à Hitler – « Je préférerais douze Hitler plutôt qu’un Blum omnipotent » – et déverse sa bile antisémite : « Le juif n’est pas tout, mais il est le Diable et c’est très suffisant. »
Rome, gigantesque lupanar
Si la sensation de décadence n’a jamais été aussi puissante que dans l’Europe d’entre-deux guerres, elle est la résurgence d’une peur qui dure depuis plus de deux mille ans. Cicéron déjà, dans ses discours contre Catilina (63 av. J.C.), condamnait l’incurie de son temps dans sa célèbre apostrophe « O tempora, o mores » (« Ô temps, ô mœurs ! »). Un siècle plus tard, le Satyricon, roman satirique attribué à Pétrone, dépeint, à travers les pérégrinations de deux homosexuels, Ascylte et Encolpe, et du très jeune Giton qu’ils veulent chacun séduire, une civilisation romaine dégénérée par l’ivresse des orgies et la décadence des mœurs. À la même époque, Juvénal force le trait dans ses Satires pour décrire une Rome minée par son cosmopolitisme, qui laisse trop de place aux étrangers et aux affranchis, et les comportements décadents – riches dépravés, femmes adultères, prudes pédérastes – qui lui donnent une allure de gigantesque lupanar.
La décadence trouve donc ses premiers hérauts il y a plus de deux mille ans ; et la chute en 476 de l’Empire romain d’Occident agira comme un spectre qui hante toujours la culture européenne. Même si le mythe d’une décadence romaine a été relativisé ces dernières décennies – avec le concept d’une « Antiquité tardive » qui atténue la rupture avec le Moyen Âge –, la mémoire collective est restée profondément imprégnée par la disparition de la Rome antique. « À travers toute l’histoire, c’est le seul exemple vraiment accessible d’une mort de civilisation, le seul cadavre assez bien conservé pour la dissection », rappelle le géographe Émile-Félix Gautier.
C’est donc cet exemple qui va inciter à la réflexion. En particulier au XVIIIe siècle où, comme une prémonition du retour de cette obsession névrotique du déclin, deux ouvrages qui font date reviennent sur l’épisode : les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu, en 1734, et l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain du britannique Edward Gibbon, dont les six volumes paraissent entre 1776 et 1788.
La décadence, « c’est l’art de mourir en beauté »
Si le XVIIIe siècle se penche sur la décadence des Anciens, la modernité qui arrive est chargée d’un mal nouveau, qui contamine l’Allemagne dès les années 1770 : Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, où le héros, fou amoureux d’une femme mariée, se donne la mort, marque les prémices de la vague romantique qui va submerger l’Europe – une vague de suicides aurait suivi la parution du roman ! Le mal-être qui trouve son exutoire dans le romantisme prend les traits d’un « mal du siècle », sensation étrange mêlant écœurement de la vie et passions exaltées.
En France, Chateaubriand en donne une première figure avec René, en 1802, où le jeune héros traîne un malaise existentiel entre dégoût et ennui. Mais c’est Alfred de Musset qui cherche les racines de ce « mal du siècle » dans la Confession d’un enfant du siècle (1836) : « Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux », car, dans ce siècle tourmenté, « l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris ».
Face aux ténèbres de l’avenir, la décadence prend alors la forme, dans ce XIXe siècle littéraire, d’un crépuscule funeste : l’image du soleil couchant domine. « La décadence, c’est Sardanapale allumant le brasier au milieu de ses femmes, c’est Sénèque s’ouvrant les veines en déclamant des vers […]. C’est l’art de mourir en beauté », lance Verlaine. Baudelaire, dont le spleen perpétue la mélancolie des romantiques, utilise à maintes reprises cette image dans Les Fleurs du Mal, et inaugure un goût du morbide qui saisira les mouvements « fin-de-siècle » qui s’annoncent. Son dandysme fait de sa personne même un décadent : « vivre et mourir devant un miroir », telle était la devise qu’il assignait au dandy, cet esthète qui, se sachant condamné, « s’attend à disparaître, dignement » – selon le mot de Roger Kempf, dans son essai Dandies. Baudelaire et Cie. Dans un écrit de 1859 sur Edgar Poe, Baudelaire est le premier à donner une dimension esthétique à la décadence.
Esprit fin-de-siècle
Trait d’union entre les deux époques, Baudelaire constitue la référence absolue pour le courant qui se revendique décadent – Sainte-Beuve parle même de « folie Baudelaire ». Paul Verlaine débute son poème Langueur par un explicite « Je suis l’Empire à la fin de la décadence » ; et Paul Bourget assure, dans son Essai de psychologie contemporaine – qui marque la naissance, en 1883, du décadentisme : « Nous acceptons sans humilité comme sans orgueil ce terrible mot de décadence. »
Le goût du macabre et de la décomposition de Baudelaire dans Une Charogne, où il décrit un cadavre en putréfaction, devient un bréviaire décadent :
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons. »
Le poète décadent Maurice Rollinat, dans son poème La Putréfaction, va même jusqu’à se demander :
Au fond de cette fosse moite
D’un perpétuel suintement,
Que se passe-t-il dans la boîte,
Six mois après l’enterrement ? »
Hydropathes, Hirsutes, Zutistes, Jemenfoutistes ou Fumistes : ce mouvement littéraire sans chef de file recouvre une pléiade de petits groupes qui animent les soirées parisiennes de leur ironie grinçante. Devenu la Bible de ce courant, À Rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans traduit l’esprit fin-de-siècle qui anime le monde des lettres : roman centré sur son antihéros Des Esseintes, son action, réduite à la portion congrue, dresse l’inventaire des goûts et dégoûts de cet esthète qui se retire dans un pavillon pour étudier et flâner.
Même dans la musique, le morbide obsède. Marches funèbres et autres compositions évoquant la mort sont jouées en boucle, notamment les œuvres de Richard Wagner, mort en 1883 mais dont le prestige reste immense – une Revue wagnérienne est même créée par les décadents –, comme la marche funèbre de Siegfried ou la mort d’Isolde. En 1875, Camille Saint-Saëns compose une Danse macabre qui met en scène un bal nocturne auquel sont conviés Satan et la Mort. Participant à cette atmosphère de déclin, la consommation de psychotropes est de rigueur ; dans son essai Les Paradis artificiels, où il examine le lien entre drogue et création poétique, Baudelaire en esthétise l’usage : à partir du XIXe siècle, la décadence devient aussi un style de vie.
La Danse macabre de Saint-Saëns dans La Règle du jeu de Jean Renoir (1939)
Nostalgie de l’Âge d’or
De la Rome antique à nos jours, voici plus de deux mille ans que l’Europe est rongée par un doute existentiel : et si ce sentiment n’était qu’un des traits propres à sa culture, voué à ne jamais disparaître ? Car, avec le mythe antique de l’âge d’or et le péché originel biblique, cette culture européenne s’est édifiée sur deux grands récits fondateurs basés sur une chute. « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière » : la violence de l’expulsion d’Adam et Ève du jardin d’Éden crée un traumatisme initial. Bien avant la Genèse, ce schéma se retrouve au VIIIe siècle av. J.C., lorsque Hésiode crée le mythe des cinq races – d’or, d’argent, de bronze, des héros et de fer –, dont chacune correspond à un âge où apparaissent de nouveaux maux.
L’idée de paradis perdu et celle de décadence forment les deux faces d’une même médaille : l’éloignement inexorable d’une époque idéalisée ne peut que conduire à des temps de déchéance. Le terme même de décadence est lié à celui de chute : l’origine latine du premier, cadere, signifie « choir », dont le participe passé « chu » a enfanté le mot « chute ». Ces deux récits fondateurs ont donc façonné un imaginaire collectif enclin à voir dans l’avenir une fuite en avant vers des ténèbres et l’éloignement temporel d’un moment originel s’apparentant au paradis.
Le psychanalyste Otto Rank s’est livré à une interprétation du mythe d’Hésiode. À son sens, il symbolise le traumatisme originel lié à l’expulsion du ventre maternel ; les différents âges correspondant aux différentes étapes vers l’âge adulte, au cours desquelles l’individu fait l’expérience de l’hostilité du monde extérieur, alors que celui-ci assurait initialement sa survie. La santé psychique d’un individu est ainsi conditionnée à sa faculté à dominer la nostalgie de cet état de bonheur. S’il n’y parvient pas, il sera en proie à un refus de grandir et d’accepter l’imperfection du monde qui l’entoure ; et la peur pathologique de la vie réelle l’amène à se rattacher à cet idéal fantasmatique.
Après Hiroshima, l’absurde
Retrouver aujourd’hui les discours décadentistes n’a rien de surprenant. La prise de conscience que l’homme pouvait s’autodétruire après les bombes atomiques d’août 1945 et les camps d’extermination nazis crée un nouveau traumatisme : reste-t-il des valeurs morales ? Si le XIXe siècle était celui de la mélancolie, l’après-Hiroshima conduit à une intense sensation d’absurde qui bouscule les codes. En littérature, avec le Nouveau roman, porté par Robbe-Grillet, Duras ou Simon et son pendant cinématographique avec Resnais et Varda, ou sur scène, avec le théâtre de l’absurde de Beckett, Ionesco ou Genet, de nouveaux mouvements se font l’écho de cette crise morale et de la perte de sens qu’elle entraîne.
La peur de décadence hante aujourd’hui encore la conscience européenne. Mais cette permanence ne doit pas occulter ses évolutions : si le déclin était jusqu’ici prophétisé par des écrivains ou des philosophes, ce sont les économistes qui ont pris cette place. Symptôme d’un monde dans lequel l’économie a pris une place prééminente, les taux de croissance, l’évolution des indices boursiers et les déficits des balances commerciales sont désormais les instruments par lesquels la chute européenne est diagnostiquée. Et si, aujourd’hui comme depuis deux millénaires, le fantôme de la décadence épouvante l’Europe, il y a fort à parier que dans les siècles à venir les contemporains continueront de s’exclamer comme Céline en 1937 : « Nous basculons définitivement dans la merde ! »