Traumatisé par les catastrophes du XXe siècle, l’Occident a voulu construire l’empire du Bien en chassant des esprits toute la négativité de l’homme : il a logiquement créé, de l’autre côté du miroir, l’empire du Mal. Au-delà de la vocifération quotidienne, de quel malaise dans la civilisation le djihadisme est-il le nom ?
Dans le dialogue de Platon Timée ou de la Nature, Socrate explique que l’univers, comme l’âme, sont faits du mélange des deux éléments primordiaux et contraires que sont le Même et l’Autre. Le Même est l’élément immuable, le modèle, toujours semblable à lui-même, c’est l’Un, indépassable car contenant tout, éternel donc ; c’est l’élément invariant. L’Autre, c’est l’élément instable, sans cesse différent, multiple, évoluant avec le temps, s’altérant, mourant et renaissant, conjoncturel ; c’est l’élément changeant.
« Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles », déclame Paul Valéry en 1919. Depuis la fin des certitudes, définitivement enterrées par les deux guerres mondiales, l’Occident déboussolé s’est jeté à corps perdu dans le culte de l’Autre, identifiant l’amour de soi-même, de sa propre culture, de ses croyances, de ses racines, de sa terre, bref l’élément du Même comme le grand coupable de ses dérives, et l’excluant définitivement de son champ mental. L’ouverture, en tant que telle, est devenue valeur. Notre histoire récente offre ainsi ce trompe-l’œil d’un monde s’occidentalisant à mesure d’un Occident se vidant de lui-même.
Taram et le chaudron islamique
Accompagnant la mondialisation économique, cette interdiction morale faite à l’homme de s’aimer lui-même pour ce qu’il est et d’aimer ce à quoi il est semblable, qu’on appelle parfois la « haine de soi », s’est progressivement étendue à tout le globe, générant une frustration encore plus forte au sein des sociétés traditionnelles ayant une haute estime d’elles-mêmes. Déclaré incompatible avec nos sociétés ouvertes, le sentiment humain naturel de fierté s’est trouvé comme rejeté du monde civilisé, et a trouvé progressivement refuge dans un monde qui depuis longtemps ruminait son humiliation d’avoir été relégué à l’arrière-plan de l’Histoire par l’Occident : le monde arabe.
Celui-ci, las de voir le train de la modernité lui passer sous le nez, a trouvé dans cette contre-valeur devenue ennemie de l’Occident une sorte d’alliée objective. Mais en la nourrissant de son ressentiment, il en a également été le catalyseur, transformant une frustration mondiale diffuse en une idéologie revancharde anti-occidentale et totalitaire, dont l’islam n’est que l’alibi.
Les guerres post-2001 menées par l’Occident américanisé ont achevé de remplir ce tonneau dont surgiront les légions de l’Apocalypse, comme du chaudron magique de Taram dans l’excellent et très symbolique dessin animé de Disney (1985). Le radicalisme islamique et son État sont la marmite de l’Occident, tout ce sur quoi nous avons mis le couvercle et qui bout tranquillement en attendant son heure. Le djihadisme du XXIe siècle n’est rien d’autre que le négatif de notre société occidentale d’essence chrétienne, aussi mondialisée qu’hémiplégique, qui a renié toute transcendance, et ainsi toute foi en elle-même comme en ce qui la dépasse.
L’homme moderne, cet amputé ontologique
Nous sommes sur Terre, un tout contenant tout. Tous les hommes et tout de l’Homme. On ne peut pas chasser le Noir des âmes et ne garder que le Blanc. Le Noir se réfugie toujours quelque part. On ne peut pas chasser l’idée de Fermeture et ne garder que celle d’Ouverture, chasser l’idée d’Identité et ne garder que celle d’Altérité, chasser le Mal et ne garder que le Bien, chasser le Même et ne garder que l’Autre. Après les catastrophes du XXe siècle, nous avons voulu construire l’empire du Bien (cf. livre éponyme de Philippe Muray) en chassant des esprits toute la négativité de l’homme ; et nous avons logiquement créé, de l’autre côté du miroir, l’empire du Mal qui s’est nourri de toute cette négativité refoulée.
Nous avons créé deux monstres, deux caricatures de l’homme, deux visages faux. Nous avons divisé l’homme et l’avons monté contre lui-même. La vérité est que l’homme est bon et mauvais, égoïste et altruiste, doux et violent, clanique et universel, tyrannique et fraternel, enraciné et migrateur, libertaire et religieux, ouvert et fermé, farceur et tragique, belliqueux et pacifiste, conservateur et novateur, Même et Autre. L’humanité est espérance et désespérance, matière et transcendance, construction et destruction, vie et mort.
C’est tout l’objet et l’intérêt de la vie que de sans cesse cheminer entre ces contradictions insolubles, la vérité de chacun étant l’endroit où il place le curseur, le chenal où il mène sa barque entre ces bouées que sont ces fameux « couples de contraires », ainsi que les désigne la spiritualité hindoue dans la Bhagavad-Gîtâ. La vie humaine est la quête incessante du juste milieu, unique à chacun.
Chaque civilisation engendre ses barbares
L’État islamique existe parce que l’Occident existe. Que nous disent ces hommes sur nous-mêmes ? Chaque civilisation engendre ses barbares, ses terroristes. Le barbare est celui qui ne croit pas au système, c’est-à-dire qui ne croit pas le système nécessaire à sa vie, à la vie. Et qui par sa simple existence le prouve, et met donc en cause les fondements du système. La remise en cause représente toujours un danger pour l’ordre établi et les intérêts en place, mais constitue la seule voie de salut pour la société dans son ensemble.
Ce que crie cette éruption volcanique qu’est l’islam radical à la face hébétée de notre humanité consumériste et sans âme, ce n’est que la chose suivante : cessons de réduire l’homme à ses besoins matériels et à sa fonction économique utilitaire, reconnaissons qu’il est tout autant, si ce n’est plus, un être de croyance et de transcendance qui a surtout besoin de donner un sens à sa vie.
Réconcilions-nous avec nous-mêmes.
[Cet article est d’abord paru sur le blog du Scribe.]