Rien ne caractérise mieux l’œuvre de Pierre Drieu la Rochelle que la haine de soi, le dégoût de sa faiblesse. Sa littérature autant que ses écrits personnels fournissent les éléments utiles à dresser le profil psychologique du sous-homme qu’il s’accusait d’être. Portrait d’un homme qui, touché par le mal de la modernité, se sera « avorté » chaque jour de sa vie.
Outre la parenthèse héroïque et guerrière de Charleroi en 1914, lors de laquelle Drieu croit se réaliser absolument en atteignant son moi idéal et viril, l’écrivain ne cesse de se trouver répugnant de lâcheté, de saleté, de faiblesse et de fatigue. « Je ne me serai jamais accepté, je ne me serai jamais justifié, je me serai toujours accusé », affirme-t-il dans Confession, 26 ans après Charleroi, 5 ans avant son suicide.
Le corps contre l’esprit
« Je me suis toujours soucié de mon corps », affirme Drieu au début d’une confession littéraire dans laquelle il révèle la source de son complexe d’infériorité : la fragilité physique. La force, réduite aux symboliques et obsessionnels muscles, à la brutalité pure, lui semble inaccessible. Face au cérébral, face au séducteur ou à l’intellectuel, catégories auxquelles l’écrivain pouvait s’enorgueillir d’appartenir, la puissance du corps prime toujours, indépassable : « Je ne pouvais pas arracher une femme à n’importe qui, défendre une idée contre n’importe qui. » Pour autant, si Drieu se veut athlétique, puissant et dissuasif, dans les faits, il renonce à l’effort. Sa jeunesse semble n’avoir été qu’une lamentable course au surhomme qu’il aspirait à devenir, course qu’il aurait abandonnée sur la ligne de départ.
Cette première défaite apparaît déterminante dans tout ce que l’auteur entreprendra de concret, de physique. Comme si son corps luttait inlassablement contre son esprit, Drieu n’est jamais à ce qu’il fait. Atteint de bovarysme, il rêve, se rêve. Alors la réalité le déçoit toujours, tout comme le protagoniste de son Journal d’un homme trompé prenant les putains non pour ce qu’elles sont, mais pour l’idée qu’il s’en fait, en esthète : « Je m’étonne d’avoir été pendant de longues années un débauché qui convoitait les statues des jardins publics. Mes sensations étaient si amorties au contact de ce marbre ou de ce zinc. […] Je leur demandais des images, des images un peu plus avivées que n’en offrent les femmes ordinaires, amaties par le grand jour. Dans le débauché que j’étais, il y avait un peintre : reste le peintre. »
Comme si la faiblesse de son corps l’empêchait d’exister dans le réel, il se comporte en pur esprit au milieu des autres. Alors son corps se désagrège, devient insensible, dépassé, obsolète. Lui qui se voudrait être un homme d’action, un homme puissant, c’est-à-dire un homme capable, n’est jamais autant déçu que par les réalités du tangible et du sensible. La rupture est toute consommée dans le suicide. Et parce qu’il traîne ce corps comme un cadavre en sursis, Drieu est fatigué, il agit par dépit à l’image de cet homme trompé à qui il fait dire : « Je me suis fatigué […] alors j’ai causé avec ces femmes. […] L’ennui a fini par me jouer le tour qu’il m’a toujours joué : m’ennuyant, j’ai fait l’amour. » Ni conquête, ni domination, ni emprise : dans les bordels, il observe, il idéalise. Puis lassé d’idéaliser, il confronte enfin son corps impuissant et insensible à une triste, désolante et banale réalité tarifée. Drieu séduit, triomphe sur le terrain des idées, du beau, des images, certes. Mais il ne sait pas prendre, lui qui n’a rien à donner. Rien de concret, rien de physique, rien de sensible. Rien que des mots, des contemplations, des idées, des abstractions.
Si Gustave Flaubert définit le bovarysme comme « la rencontre des idéaux romantiques face à la petitesse des choses de la réalité », ce n’est sans doute pas dans le roman, dans le livre, que Drieu trouve matière à se comparer. La fascination qu’on lui connaît pour Ernst von Salomon, idéaliste nationaliste jeté à corps perdu dans l’épopée combattante des Freikorps, ses points communs avec Ernst Jünger avec qui il échangeait des coups de feu durant la Grande Guerre, laissent croire que c’est une réalité autre que la sienne à laquelle Drieu aspire. La réalité de l’Allemagne révolutionnaire, conservatrice et nationaliste des années 1930, celle d’une agitation idéologique projetant les individus dans l’action réunissant à merveille « et le rêve et l’ action », cette somme idéalisée par Drieu, car pour lui « l’homme nouveau part du corps ».
Un produit de la France moderne ?
Le complexe de Drieu est donc d’autant plus écrasant qu’il ne se compare pas à des figures romanesques mais à ses contemporains de chair et d’os. Peut-être né du mauvais côté du Rhin, peut-être tout simplement névrosé, il préférera se décrire comme un produit de la modernité bourgeoise et ramollie qu’il exècre. Cette classe odieuse qui n’a jamais connu la rudesse ni le péril.
Constatant une connivence d’esprit avec ceux que l’on qualifie de révolutionnaires conservateurs allemands, on ne s’étonne pas de voir Drieu incriminer la ville dans sa Confession. Analysée par Ernst von Salomon comme un lieu de perdition prompt au songe qui paralyse les hommes voués à l’action, ou par Oswald Spengler comme l’avènement du cosmopolitisme au détriment de la patrie, Drieu considère quant à lui qu’elle est à l’origine du « fameux complexe d’infériorité, démon moderne, démon né dans les villes et fait pour tourmenter l’habitant des villes, l’enfant des villes, le rat des villes, l’homme destitué ». Pourquoi ? Sans doute parce qu’il y règne l’esprit détesté de sa « famille de sales petits-bourgeois, de citadins confinés » qui a « étouffé [son] corps dans l’ouate d’une atmosphère exclusivement pacifique ». Drieu dresse un constat évident : les masses citadines sont veules, chacun y est spectateur des autres, jusque dans les manifestations que la faible intensité de violence rend ridicules à ses yeux. La ville est un univers confiné, bien délimité, borné et sécurisé. Le risque y est rare, la difficulté toujours facile à contourner, et c’est précisément ce qui rend le bourgeois citadin (ce qui, à le lire, relève un pléonasme) inférieur aux autres. Autrement dit égal à lui-même : un pur esprit contemplatif incapable d’exister physiquement, réellement, dans la seule réalité qu’est l’action. Pire encore, dont l’existence physique est dénuée de sens.
Paradoxalement, en tant que Français, dans le camp des vainqueurs incontestés de la Première Guerre mondiale, Drieu a le réflexe de l’humilié que les Allemands, défaits, n’ont pas ou compensent par l’élaboration d’une figure néo-nietzschéenne du surhomme national, voire nationaliste, dynamique et à l’aise avec la technique. De l’autre côté, les frères d’armes et amis de Drieu répugnent à glorifier cette technique, et plus encore à louer le nationalisme enjoué d’un Maurice Barrès. Mais lui célèbre toujours la guerre, comme l’action absolue, la réalisation de l’être la plus intense qui soit, peut-être. Mais il songe à une chevalerie, une noblesse de guerriers d’autrefois, sans peurs et sans reproches. Loin des guerriers de 1914 qui ne voient l’ennemi que de loin, ne le frappent qu’à longue portée, et bien plus loin encore de la bourgeoisie qui, passive, ne règne in fine que par l’argent. Une bourgeoisie qui achète les palliatifs à ses faiblesses, qui achète sa sécurité, sa bonne conscience. Lui, ne trouvera jamais de palliatif à son éternel complexe d’infériorité : il ne veut pas se contourner, il ne peut pas échapper à ce qu’il est profondément.
« Survivre en fasciste »
L’époque, matrice supposée de son infériorité, est une impasse où erre en vain son esprit insatisfait. Drieu a vécu en homme de son temps, un temps qu’il méprise, c’est pourquoi il s’est lui-même méprisé. Mais il aura toujours vécu excité, exalté par l’idée de l’homme nouveau, de l’homme fort, qu’a agité l’Allemagne pendant les années 1930. Certains veulent y voir un signe fort – parmi d’autres que nous avons évoqués sans les mettre au crédit de cette thèse – d’une homosexualité refoulée. Ce qui est certain, c’est que Drieu s’est senti mal à l’aise dans son époque autant que dans son pays. C’est ce qu’il évoque dans Confession en affirmant : « Je ne suis pas devenu orateur, chef politique, parce que j’ai senti trop vivement le peu de réponse ou la fausse réponse, l’applaudissement superficiel que je trouverais dans le public français ».
Ce n’est pas après un autre, idéal et complémentaire, que Drieu a couru tout au long de sa vie. Bien plutôt après lui-même, tel qu’il s’imaginait, son corps et son esprit enfin réconciliés. Sans doute aurait-il voulu par-dessus tout se trouver capable d’aimer physiquement, capable de donner à toutes les femmes qui l’auront tourmenté. Mais finalement, Drieu, aura trouvé des alibis et des excuses à sa faiblesse dans le déclin de son pays, et des palliatifs rêvés lui permettant de vivre comme par procuration, chez ses contemporains de l’autre rive du Rhin. Peut-être est-ce le spectacle grandiloquent des tentatives fasciste et nazie qui l’aura fait vivre jusqu’au 15 mars 1945. Date à laquelle il meurt avec son idéal.