Visage d’écrivain : Henry de Montherlant

Aujourd’hui délaissé par les lecteurs, Henry de Montherlant fut pourtant l’une des gloires littéraires du siècle dernier. Seul écrivain à avoir jamais été élu à l’Académie française sans en faire expressément la demande, il était en outre doté d’un faciès atypique. Portrait-bestiaire d’un buste-à-pattes.

Gravure réalisée par Pierre-Yves Trémois
Gravure réalisée par Pierre-Yves Trémois en 1965

La rime unissant visage et mirage résonne sous la paroi du masque. Un masque que les biographes s’évertuèrent à fissurer, faisant fi de l’apparence au profit de l’intime, profanant ce qui était à son propos le plus significatif. Car cette mine obséquieuse, étrangement fixe en toutes circonstances, exprime à elle seule la mélancolie, l’orgueil et les secrets de celui qui fut peut-être le dernier aristocrate français.

Le cou, d’abord, épais et musculeux, évoque la puissance des taureaux de combat face auxquels, lors de séjours initiatiques en Castille, l’écrivain eut à plusieurs reprises l’occasion de mesurer son panache. L’âge venant, les veines qui strient le cou se sont changées en rides, laissant deviner le poids de la sagesse qu’il a fallu supporter à ce socle bovin. Ce qu’on y devine sur ce cou, ce goût pour les messes érotiques de la corrida, c’est le goût des arènes, c’est le goût de l’antique, des paraboles et des métaphores. Goût pour le déliement des gestes transposé dans l’économie des tournures qui imprègne la prose de l’écrivain, dont les mots, soutenus en l’air par les virgules, fusent comme des javelots, avant de finir, comme une banderille dans un jarret, par se ficher dans leur point final.

Surgissent les oreilles d’éléphant, flagrantes au détour de la nuque vierge ; volumineuses, décollées, déployées même, elles traduisent un caractère taciturne, celui d’un homme qui capte plus qu’il ne se répand. De leurs lobes insignifiants découlent deux lignes maxillaires franches et sévères, presque carnassières, convergeant vers la saillie d’un menton tout aussi impitoyable. Fils de personne, Montherlant est de la race de l’autorité et des patriarches : froid, il juge ; muet, il condamne ; impassible, il exécute.

Rien d’étonnant, donc, à ce que cette bouche simiesque soit ainsi scellée ; où la lèvre supérieure tend à disparaître, absorbée par sa subalterne. Elle ne s’ouvre que pour déclamer, séduire ou attaquer –, elle ne s’ouvre qu’aux amis ou aux ennemis et reste close face aux tièdes qui n’appartiennent à aucune des deux catégories. Son arc, légèrement incurvé vers le bas, signifie le rejet des joies médiocres mises à disposition par les temps que Montherlant aura déploré traverser de son vivant et dans lesquels il se sera mû sans autre conviction que son égo. C’est une bouche honnête, qui ne feint pas la satisfaction ; elle est au repos, indéfiniment, en l’attente d’une félicité qui ne vient pas.

Les traits se font de plus en plus secs. Un philtrum, net, profond, s’évase et se scinde en deux petits puits taris. Plus haut encore, deux yeux de chouette encadrent un nez en bec d’aigle – l’arête duquel remonte le cours de la figure avant de se jeter, à l’embouchure des sourcils, dans la vaste étendue du front. Un front érudit, escarpé, où l’on verrait bien plantée une corne de rhinocéros, et qui a tout d’une colline inspirée. Le masque y prend sa marque définitive, en amont, là où naît la chevelure.

À l'époque de « La relève du matin »
À l’époque de « La relève du matin »

Mais trêve de couronnes de lauriers ! Elles lui siéent sans aucun doute, cependant dresser un portrait n’est pas affaire de flagornerie. Il est évident que la trogne de celui dont il est ici question mériterait un bon coup de chiffon, tout comme la prose qu’il a bâtie à son image aurait bien besoin d’être époussetée. Qu’on se le dise : c’est un bien sinistre destin que celui de môsieur Henry Marie Joseph Frédéric Expedite Millon de Montherlant. Pendant que d’autres, plus vivants, plus imaginatifs, réinventaient le roman et le théâtre en leur insufflant de nouvelles formes, lui, le patricien déchu, l’hoplite réincarné, en bon fayot, sans créativité, se contentait de recycler ses classiques. Devenu la caution culturelle de la bourgeoisie la plus vulgaire, bourgeoisie dont les membres monnayaient leur contenance en allant assister à ses pièces ou en se donnant l’illusion de l’encanaillement aux côtés de ses Jeunes Filles, Montherlant finit là où il devait finir : sous la Coupole, convoqué de force au milieu des épéistes avachis et des salonnards du dico. Il devait avoir fière allure, l’élégiaque du Quai Voltaire, ainsi fagoté comme ses confrères hommes-de-lettres en troufignoleux farfadet… À l’aune de ce que fut sa vie, c’est-à-dire celle d’un écrivain du Tout-Paris, oublié depuis, relégué dans les coins de bibliothèques, ses poses de matamores apparaissent d’un ridicule consommé.

Néanmoins, il faut aussi l’admettre, c’est de ce même ridicule qu’émane tout le charme de Montherlant ; de cette désuétude effrontée, ce rejet de la contingence, de ces grands airs sculpturaux. Ce sont ces petits côtés endimanchés et faussement stricts qui le rendent digne d’intérêt – ce sont là les stigmates de sa révolte. Une révolte dirigée à l’encontre de la sécularisation des êtres, des choses, et de tous les mystères dans lesquels le monde est baigné. Son style est vieilli parce qu’il s’agit d’un style sacrificiel, hors du temps. Sacrificare, sacer et facio, faire du sacré ; lorsque Montherlant écrit ce n’est pas sa peau qu’il met sur la table mais son sang qu’il déverse sur la feuille. Malheureusement, en Occident, dans cet Occident qui fut autrefois si grand, le goût du sang s’est définitivement perdu. L’Occident ne veut plus ou n’est plus prêt à faire couler le sang, ni à le lire, quand bien même ce serait non pas une violence mais un moyen d’honorer ce qui a disparu. Au détriment du présent et de ses exigences éphémères, Montherlant personnifie le passé qu’il chérit et le synthétise dans son style autant que faire se peut, tantôt gauche et veule, tantôt majestueux.

L’anachronisme s’est fait chair. En y prêtant suffisamment attention, on parvient à déceler le malaise perpétuel au fond de ces yeux de prime abord pleins de hardiesse. « J’aurais dû regarder le monde, jouir de lui, et m’en préserver ; mais ne jamais y prendre part », pense Celestino Marcilla à l’épilogue du Chaos et la Nuit. Et, le jour de l’équinoxe de septembre dix neuf cent soixante-douze, environ trois heures avant que la nuit tombe, alors qu’il était en passe de devenir aveugle, donc précisément incapable de regarder le monde et d’en jouir, par un élégant salut, Montherlant en prit congé.