Avec La Mort d’Ivan Illitch (1886), Léon Tolstoï livre un court récit intimiste et épuré dans lequel il évoque les tourments psychologiques d’un homme livré à la maladie, avec la mort pour seul horizon. Par l’évocation de ce destin tragique, le romancier russe nous renvoie à un questionnement universel.
Marcel Proust, dans son essai Contre Sainte-Beuve, refuse d’établir une continuité entre l’homme et son œuvre créatrice. Ce lien pourtant s’impose lorsqu’on évoque l’œuvre de Tolstoï, tant la vie du génie russe, structurée autour d’une recherche d’élévation morale et spirituelle, projette une lumière éclatante sur ses romans. Pour le tolstoïen Michel Aucouturier, l’écriture participe de cette discipline intellectuelle qu’il s’impose : « Tolstoï a bâti la majeure partie de son œuvre romanesque […] autour d’une projection de lui-même, d’une “objectivation” de ses inquiétudes et de ses problèmes, comme une variante imaginaire de sa propre vie. » Le personnage de Lévine dans Anna Karénine (1877) est, en ce sens, emblématique dans la mesure où il donne corps aux tourments de son créateur.
La Mort d’Ivan Illitch, qui fait suite à une violente crise intérieure (entre 1878 et 1880), est une nouvelle projection tolstoïenne. Le roman s’inscrit également dans la lignée de la nuit d’Arzamas (1869), épisode célèbre de la vie de l’écrivain : dans une auberge de la région de Nijni Novgorod, Tolstoï fait une expérience hallucinatoire au cours de laquelle la mort lui semble comme visible, presque palpable. Il prend alors conscience de la fragilité de son être et du vide de son existence. Cet épisode, décrit dans Les Mémoires d’un fou (1880), le plonge dans une terreur « rouge, blanche, carrée ».
Cette crise annonce un violent dégoût du monde. Un sentiment très visible dans son Journal où il se plaint de l’installation de sa famille à Moscou : « Le mois le plus pénible de ma vie. Tous s’installent. Quand donc commenceront-ils à vivre ? » Il ajoute plus tard : « Brusquement ma vie s’arrêta… Je n’avais plus de désirs. Je savais qu’il n’y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais que, devant moi, il n’y avait rien que la mort. » C’est le début d’une conversion spirituelle qui l’amène à se tourner vers le christianisme et les textes sacrés, un christianisme dépouillé du dogme qui débouche sur une critique radicale de l’Église orthodoxe. Tolstoï base sa foi sur le message évangélique et sur l’intime conviction de l’immortalité de l’âme. Pour Michel Aucouturier : « Le christianisme tolstoïen aboutit ainsi à une contestation radicale, de style anarchiste, de la société et de la civilisation contemporaine. »
Une dénonciation sociale
La Mort d’Ivan Illitch est une œuvre cathartique. Dans ce livre, c’est son angoisse existentielle et ses terreurs intimes que l’auteur retranscrit froidement sur le papier. Le roman évoque avec force détails, selon une approche presque clinique, la vie puis l’agonie et la mort de ce haut fonctionnaire pétersbourgeois. Avant l’issue tragique du livre, Ivan Illitch est un homme apparemment comblé après un mariage et une carrière réussis. Seule l’amélioration de ses conditions matérielles de vie semble alors satisfaire sa conscience étriquée. Ivan Illitch trouve son épanouissement dans le pouvoir toujours plus étendu qu’il détient sur les hommes. À la dimension psychologique s’ajoute une critique sociale constamment présente. Le livre dénonce toute la vanité du monde bourgeois qui prend forme dans la Russie pré-soviétique.
Tolstoï dénonce par là même la médiocrité et l’hypocrisie des classes privilégiées, éloignées de toute quête de sens et aveuglées par le mirage du confort matériel, l’ambition carriériste et le goût du jeu. Ivan Illitch est emporté par l’ordinaire médiocrité de ces hommes que tout éloigne de l’élévation et de la grandeur. La recherche inassouvie du profit personnel détruit la spiritualité. Lancé dans une spirale qui le rabaisse, Ivan Illitch mène une vie certes d’aisance mais les compromissions et la vanité lui font perdre de vue l’essentiel. Tolstoï décrit le théâtre des conventions bourgeoises dans lequel les hommes jouent un rôle convenu et où l’introspection n’a pas sa place : « le succès qu’il remportait auprès des supérieurs et des subalternes ; sa maîtrise professionnelle (Ivan Illitch n’en doutait pas, du reste à juste titre) – tout cela le réjouissait et emplissait sa vie. »
C’est seulement lorsqu’il a atteint un bonheur illusoire que la maladie le frappe. Elle s’insinue progressivement en lui et aucun médecin n’est capable de soigner ce mal mystérieux et bientôt mortel : « Il restait seul avec elle. En tête à tête avec elle. Et rien d’autre à faire avec elle que de la regarder tandis que le cœur se glace. »
Face à la mort
Dans l’agonie éclate tout l’égoïsme de sa famille, de ses amis et de ses collègues. Ivan Illitch prend froidement conscience de l’hypocrisie et de la laideur morale de ceux qui l’entourent. Son calvaire le coupe de la société car tous refusent de côtoyer cette mort qu’ils perçoivent déjà sur son visage blême. Seul un modeste moujik, serviteur de la famille, semble comprendre ses souffrances morales. Cet homme simple et rural est le seul à éprouver de l’empathie dans un monde qui en semble dépourvu. Ce jeune paysan est encore apte à regarder la mort en face sans détourner le regard à son approche : « Tout montrait qu’il était le seul à comprendre ce qui se passait et ne jugeait pas nécessaire de le cacher ; mais il avait seulement pitié de son maître, faible et décharné. »
Coupé de la civilisation moderne, ce paysan accepte le cycle naturel de la vie et de la mort. Une attitude opposée à celle des proches d’Ivan Illitch qui refusent, eux, cette fin inéluctable. Leurs vies reposent sur ce déni. La réaction d’un de ses amis devant le corps décharné d’Ivan Illitch en est l’expression la plus signifiante : « Trois jours de supplice et la mort… Une chose qui peut arriver à n’importe quel moment, tout de suite… songea-t-il, épouvanté. Mais presque aussitôt (et sans qu’il ne sût comment), il se rappela que ce malheur était arrivé à Ivan Illitch, qu’il ne devait pas, ne pouvait pas l’atteindre. »
La philosophie tolstoïenne se structure autour d’un dualisme traditionnel remis en question par l’avènement du monde moderne : d’un côté l’existence matérielle qui soumet l’homme aux lois de la nature, de l’autre, l’existence spirituelle qui lui permet, malgré l’incarnation, de conserver sa liberté. Pour Tolstoï, il faut privilégier la vie de l’âme sur celle du corps : « Que le but de la vie est le perfectionnement de soi, que le perfectionnement de son âme immortelle est le seul but de la vie des hommes, cela est juste, ne serait-ce que parce que tout autre but, en vue de la mort, est dépourvu de sens. »