La fermeture des maisons closes ou la quadrature d’un cercle vicieux

Les tentatives de prohibition du vice ne manquent pas au cours de l’Histoire. Que l’objet en soit les jeux d’argent, la fornication rémunérée ou la biture, elles s’avèrent pour la plupart des échecs. Cela a pour conséquence de faire prospérer ces mêmes vices dans la clandestinité, là où précisément ils s’épanouissent le mieux.

« La tolérance ? Il y a des maisons pour ça ! », sont des paroles que la coutume prête à Paul Claudel. Si ce mot d’esprit est vraisemblablement apocryphe, il a pour vertu de restituer au mot tolérance son sens originel. Un sens pour le moins éloigné de celui que lui assigneront par la suite toutes sortes de voltairiens. Ce sont ces mêmes tolérants auto-proclamés qui, au nom de la sacro-sainte Égalité, conduisirent à fermer les maisons portant le nom de ce qu’ils déclaraient être leur qualité.

Portrait de Marthe Richard, surnommée « la veuve qui clôt »
Portrait de Marthe Richard, surnommée « la veuve qui clôt »

À la vérité, exception faite de quelques olibrius siphonnés du bulbe, tout le monde a conscience que la prostitution est immorale. Y compris ceux qui en font l’expérience d’un côté ou de l’autre du contrat. Nul besoin pour cela de grands traités, d’interminables développements sur les ressorts historiques ou sociologiques de la servitude à laquelle se résignent les filles de joie ; le bon sens le plus rudimentaire suffit à en acquérir la certitude. La putain de base sait fort bien qu’elle brade son intimité, qu’elle ment, qu’elle vit de ce mensonge et de sa propre souillure, tout comme le client se rend compte que ses délices fugaces ne sont rendus possible que par une durable détresse. Une détresse qu’il ne se prive pas d’exploiter. Aucun ne peut ignorer, en outre, et en dépit des subterfuges consubstantiels aux relations commerciales, prendre part à une comédie pathétique dont l’enjeu, bien avant d’être le plaisir ou la volupté, est le plus vulgaire, le plus terre-à-terre des profits. Ce jeu de dupes, où la misère affective se dispute à la misère matérielle, ne satisfait pas, ne comble rien, mais soulage le penchant irrémédiable de l’homme vers le vice et le besoin qu’il a, pour jouir, de faire l’expérience du mal. Ce n’est évidemment pas un hasard si bordel est synonyme de désordre, alors même que le bordel est par essence un endroit savamment structuré, où le hasard n’a pas sa place, où la fantaisie est proscrite, où chaque mouvement est cadencé, chaque galipette chronométrée en vue de maximiser les gains qui en seront issus. Cela souligne un paradoxe : un ordre peut en braver un autre. Le stupre n’est stupre que parce qu’on pressent d’instinct qu’il fait concurrence, métaphysiquement, à ce qui relève de la moralité. Et c’est parce que le vice est bâti sur la transgression de la morale – et de tous les ordres qui s’en inspirent – que ceux qui entendent le prohiber se gourent dans les grandes largeurs… Leur vanité ne peut avoir pour conséquence que de renforcer ce qu’ils voudraient combattre.

Salon de la rue des Moulins, par Henri de Toulouse-Lautrec (1895)
Salon de la rue des Moulins, par Henri de Toulouse-Lautrec (1895)

L’indifférenciation sexuelle en ligne de mire

Que dire, alors, de ces parangons de vertu qui ont la prétention d’éradiquer le vice ? Mieux, de l’abolir ! Qu’ils sont à leur corps défendant ses meilleurs amis ? Ce fut le choix des députés français de l’Assemblée lorsqu’ils votèrent en 1946 la loi interdisant définitivement les maisons closes en métropole. Cette loi dite de Marthe Richard, du nom d’une ancienne prostituée (devenue tour à tour aviatrice entretenue, espionne, résistante et politicienne), fut la première pierre ajoutée à l’édifice de ce que ses partisans nommèrent plus tard le « régime abolitionniste ». L’idée étant, par ce pompeux syntagme, d’assimiler la prostitution à l’esclavage tout en omettant de considérer la différence de fondation entre les deux – que dans un cas il s’agit d’une impérieuse turpitude et dans l’autre d’une volonté de confort.

Si on se penche un instant sur leurs discours, on s’aperçoit que ce qui insupporte les abolitionnistes n’est pas tant la prostitution elle-même que ce dont elle est le symptôme. Ils ne se soucient guère de la prostitution librement exercée ou des gigolos, qu’ils considèrent à raison comme des cas marginaux. Ce qui les défrise c’est la domination masculine. Ce qui les exaspère encore plus c’est qu’il puisse en subsister une manifestation à ce point magistrale dans une ère où elle est idea non grata. Ils refusent de se rendre à l’évidence : aucune loi n’est à même de résorber cette domination, le mâle finira toujours par trouver un moyen de dominer la femelle, fût-ce par des biais détournés et plus pernicieux que ceux qu’il employait jadis.

Aujourd'hui, rue Saint-Denis, à Paris
Aujourd’hui, rue Saint-Denis, à Paris

La loi Marthe Richard n’aura eu pour effet ni de faire disparaître la prostitution ni d’abattre la domination masculine. Ironie du sort : en les faisant refluer sur les pavés et dans les hôtels de passe, en transformant les rues en gigantesques bordels à ciel ouvert, elle aura même contribué à les intensifier toutes les deux. En laissant pour seul cadre à la prostitution la loi de la jungle urbaine, elle aura fait le lit des proxos au détriment des maquerelles – plus disposés, dans cet univers où la force est la première des règles, à défendre ces pauvres petites saintes déchues que sont les péripatéticiennes. Exactement sept décennies plus tard, le bilan de cette interdiction est on ne peut plus faiblard. Les trottoirs sont jonchés de travelos fardés à la truelle, d’africaines aux fessiers excessifs, de bridées sidaïques et de post-adolescentes bahutées à travers les Balkans au rythme des coups de poings de leurs bienfaiteurs Mikhaïl et Sergueï… On peut surtout constater y avoir perdu au change esthétiquement, mais pas grand-chose d’autre. La rue Saint-Denis, Pigalle et le bois de Boubou se portent à merveille.