Nous ne pouvons éviter la ville et sa monumentalité. Pourtant, habiter en ville symbolise bien plus que de loger dans un bâtiment strictement fonctionnel. C’est le drame du déracinement contemporain que de n’en tenir compte. Sur les décombres encore chaudes de la ville regrettée d’un Baudelaire, d’un Hugo ou d’un Benjamin, Le Corbusier se fera l’inquisiteur du désordre et enterrera de manière totale une vieille conception de la ville, tortueuse et chaotique, hasardeuse et maladroite, aléatoire et spontanée.
Il est connu pour avoir utilisé le béton armé et la dalle, les poteaux et les éléments modulables, les grandes artères vouées à l’automobile et le préfabriqué s’écoulant sur le « plan libre » rendu merveilleusement fonctionnel. En lui-même, Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit « Le Corbusier » (1887-1965), fût le chantre d’une révolution moderne en architecture et en urbanisme, jetant dans les décennies à venir une nouvelle grammaire de l’espace urbain. Visionnaire par beaucoup d’aspects, artiste touche-à-tout, celui qui reçut de l’Université de Zurich le titre de docteur honoris causa en philosophie et mathématiques n’a jamais contenu son action dans la taxinomie du passé. Résolument moderne, Le Corbusier a toujours cherché à reformuler la manière qu’à l’homme d’habiter l’espace et, en cela, s’est fait le héraut d’une conception singulière de la vie. Il y aurait beaucoup à dire. Allons à l’essentiel.
Architecte fasciste se voulant humaniste, penseur de la mesure juste et du bâtiment concentrationnaire, Le Corbusier dévoile parfaitement le rôle de l’idéologie au cœur même de la fabrique urbaine. Quelles sont les implications philosophiques de ce nouveau rapport au monde qui, encore aujourd’hui, traverse en fantôme nos politiques publiques ? Habiter quelque part, c’est déjà engager une réponse sur notre manière d’être. Habiter, comme le dira Heidegger, c’est la condition profonde de l’existence au cœur même de l’expérience quotidienne. En cela, l’urbanisme formule toujours une immense vérité sur l’époque dans laquelle il se déploie.
Une morale rationnelle au cœur de la pensée urbaine
Construire, fabriquer, ordonner. Ces mots « habitent » l’âme de l’auteur de La Charte d’Athènes (1943). Les théories résumées dans cette Bible de l’urbanisme fonctionnel sont claires : ériger un « type idéal de l’établissement humain » (Gropius). Changer l’homme, à défaut de reconnaître sa sacralité première. C’est là l’entreprise moderne qui va occuper Le Corbusier toute sa vie, mettant au cœur de sa pensée une rationalité totale pour répondre aux grandes fonctions de la ville moderne (habiter, travailler, circuler, se cultiver). En cela, Le Corbusier promeut l’usage d’un ordre géométrique, l’ « orthogonisme », qui doit faire de l’espace urbain un tissu découpé, zoné, où chaque espace correspond à une fonction propre. On voit déjà apparaitre la ville-dortoir, la ville du travail, la ville récréative, loin des usages féconds de la mixité spatiale.
Loin aussi de la spontanéité urbaine qui forgera les utopies situationnistes, Le Corbusier adhère à un triomphalisme de la raison qui ne laisse rien au hasard. En cela, il se fait, contre la pensée organique, le continuateur d’une vision mécanique et profondément bourgeoise de la ville. Cette bio-politique qui marie l’esthétique et la vérité, comme un relent malade de platonisme mal digéré, c’est aussi l’établissement univoque de la figure de l’urbaniste comme technicien absolu, porteur du Vrai, du Beau, guidant par ses calculs une population qu’il faut déplacer, envoyer au travail, à l’usine, à la fête ou au lit. Cette figure de l’urbaniste démiurgique justifiée par une technicité inabordable au profane renseigne encore sur la position que l’on accorde aux architectes dans le débat public d’aujourd’hui.
La mesure et le chiffre
En 1943, Le Corbusier achève une nouvelle étape de sa réflexion. Persuadé que l’avenir de la ville se trouve dans la préfabrication, et ce à l’échelle mondiale, il est nécessaire de s’accorder sur une mesure commune afin de produire massivement tous les éléments qui composeront les futures habitations. Cette mesure se veut humaine, peut-être « trop humaine ». Inspiré du nombre d’or et voué à construire les modules d’habitat, le « Modulor » se veut la parfaite mesure entre la morphologie humaine et l’espace vital voué à l’accueillir. Cette normalisation des mesures rejoint totalement les exigences industrielles de l’époque, mais c’est surtout une étape profonde qui est franchie dans la conception d’un être humain transposable, uniformisé, mis sous le joug de l’algèbre et de la métrique.
Ce modèle, directement utilisé sur les immeubles de la Cité Radieuse de Marseille ou encore sur l’unité d’habitation de Firminy-Vert (Loire), révèle la pensée proprement fasciste qu’entretient Le Corbusier avec le corps. Ni entendu comme l’enveloppe de l’âme ou comme une matière à contempler, Le Corbusier considère le corps comme un instrument à analyser et à décortiquer.
En cela, il n’établit pas une vision dans les questionnements urbains, mais développe une vision sur l’homme et la ville, totalisant de manière monolithique et écrasante l’essence de l’être humain et, par-là, abolissant toute forme de perspectivisme. Cette nouvelle architecture du corps, universelle et corsetée, rejoint autant celle de l’homo sovieticus stalinien que celle du nazisme, limitant toute forme de libération. Il s’agit dès lors d’ « aménager les logis capables de contenir les habitants des villes, capables surtout de les retenir » (Le Corbusier, La Ville radieuse : Éléments d’une Doctrine d’urbanisme pour l’équipement de la Civilisation Machiniste, 1964). Cette police hygiéniste qui motive celui qui considère la maison comme « une machine à habiter » (Urbanisme, 1925) déplace donc l’urbanisme sur le terrain de l’ingénierie sociale. Planifier, c’est gérer.
Dès lors, comment juger nos architectes ? Dans « Bâtir, Habiter, Penser » (Essais et conférences, 1951), Martin Heidegger aborde la question de l’espace de manière diamétralement opposée à la vision de Le Corbusier. Chez Heidegger, l’habiter s’entend sous le mode d’une ontologie. L’espace habité n’est dès lors pas conçu comme un outil à raisonner (le Ges-tell), mais comme une relation à la condition même de l’existence, dans sa gratuité et son épiphanie. La célèbre formule « l’homme habite ce monde en poète » empruntée à Hölderlin renvoie les conceptions mécanistes dos à dos. Et c’est probablement par ce chemin radicalement anti-marchand et anti-spectaculaire que l’urbanisme peut encore s’ériger comme une résistance à l’empire de la mesure et du chiffre. Encore une fois, la littérature semble contenir notre salut.