Les Pensées politiques de Blaise Pascal

« Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. » Tout le monde connaît certains aphorismes des Pensées de Pascal. Mais elles contiennent aussi, ça et là, des considérations sur la politique qui reflètent autant une réflexion sur l’origine de son autorité que sur ce qu’elle doit être. Au fil de ces fragments, se révèle sous la plume du génie rhétorique une vision politique unique, à la fois conservatrice et subversive.

Titre1670Blaise Pascal a 24 ans lorsqu’il voit la France se déchirer, un demi-siècle seulement après les sanglantes guerres de religion. Cette année-là, en 1648, un édit pris par la régente Anne d’Autriche et le cardinal Mazarin fait éclater la rage d’une partie de la noblesse et de la bourgeoisie, furieuses d’être de plus en plus écartées du pouvoir et mises à contribution pour redresser les finances exsangues de l’État : ce sera la Fronde. D’abord dite « parlementaire » (1648) puis « des princes » (1650-1653), ces années d’émeutes se solderont par une répression brutale qui permettra à la royauté de s’affermir un peu plus.

Pascal en gardera une aversion profonde pour le désordre politique. Et une conviction, qui se retrouve plusieurs années après dans ses Pensées : « Le plus grand des maux est les guerres civiles. » Cette phrase simple de celui qui hait les « mots d’enflure » contient la clef de sa pensée politique. Toutes ses maximes en la matière sont orientées vers cet unique but : assurer l’ordre, pour éviter la guerre civile. En cela, Pascal est irrémédiablement conservateur.

Se pose une question subsidiaire : qui doit exercer cet ordre ? Car, pour que le pouvoir soit accepté, il faut nécessairement que celui qui l’exerce soit légitime. « Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d’une reine ? », s’interroge Pascal. En effet : «  L’on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. » Le choix du chef de l’État tient à une contingence historique : le roi est roi non pour ses mérites, mais parce qu’il est le fils de la reine. Cela est absurde, mais c’est ainsi par le fait du « dérèglement » des hommes qui fait que les « choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables ».

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Le cardinal Mazarin, qui a provoqué la Fronde

Cet état de fait suffit car son existence le rend juste par lui-même. « Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu’ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. » Remettre en cause la légitimité de la loi de succession serait une boîte de Pandore. N’importe qui pourrait prétendre avoir les vertus pour exercer la royauté, et voilà le risque du désordre revenu. Ainsi, l’accession systématique au trône du premier enfant mâle du roi est un critère qu’il juge « incontestable » : « C’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire car la guerre civile est le plus grand des maux. »

Conservatisme sans illusion

Face au risque de désordre, la coutume est le seul critère incontestable qui assure la légitimité du souverain. Ce principe doit aussi déterminer la justice que le monarque fera respecter. Car, ici aussi, Pascal considère l’homme comme trop imparfait pour pouvoir délibérer sur ce qui est vraiment juste. « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. » Alors, l’état de fait, puisqu’il est là, doit ici aussi être tenu pour la règle. « La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies. » Cela est clair. Mais pourquoi les lois sont-elles ainsi ? Il fallut bien que quelqu’un les invente.

La réponse à cette question touche à l’autre revers de la médaille. Pour que d’un côté il y ait l’ordre, il faut que de l’autre il y ait la force. Pascal en fait une implacable démonstration dans l’un des fragments des Pensées :

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

Le conservatisme politique de Pascal naît d’une désillusion et non pas d’un cynisme. L’homme n’ayant pu donner force à ce qui est réellement juste, la loi du plus fort s’est donc imposée. Dès lors, il ne sert à rien de lutter contre cette logique appelée à toujours triompher, mais à faire en sorte qu’elle ne soit pas remise en cause – car toute subversion produirait la guerre civile. « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il faut lui dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue […]. »

Le roi est nu

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Louis XIV commençait son règne lorsque Pascal s’attela aux Pensées

Pascal est un conservateur par raison, non par conviction. Peu lui chaut de savoir quels seront le souverain et les lois appliquées, du moment qu’ils ne prêteront pas à la remise en cause – et donc au désordre. Car il ne se trompe pas sur l’illusion profonde qu’est l’ordre politique. Lui et ceux qu’il nomme « les habiles » savent au fond que l’autorité politique ne repose sur rien : ils ne sont pas dupes. Ainsi se reconnectent les pensées politiques de son œuvre avec celles, plus connues, sur la vanité et le divertissement.

Pascal dénude le roi – et par là tous les puissants – car lui aussi n’échappe pas à la condition des hommes : chercher dans le divertissement le moyen d’oublier la misère de l’existence. « Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux tout roi qu’il est s’il y pense. » Les apparats du souverain ne suffisent pas à tromper Pascal, qui est profondément lucide sur sa condition. Le philosophe n’admire pas les grands ; il se soumet simplement à leur pouvoir par la nécessité de l’ordre. Dans cet interstice se niche toute la subversion de son conservatisme.

L’« effrayant génie » (Châteaubriand) n’a d’admiration que pour les qualités humaines – les « grandeurs naturelles » – et non pour celles échues à certains par les hasards de la société – les « grandeurs d’établissement ». Au futur duc de Chevreuse (dans des textes rassemblés dans les Trois discours sur la condition des grands), il enseigne qu’« aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement », comme parler aux rois à genoux ou se tenir debout dans la chambre des princes. Quant aux grandeurs naturelles, elles appellent le respect que commande l’estime.

Amener l’incroyant à la foi

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La pensée de saint Augustin est au cœur du jansénisme

Et, si tel duc ou vicomte est dépourvu des grandeurs naturelles, « je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit ». Cette attitude, Pascal l’a résumée dans une expression : la « pensée de derrière ».

Le conservatisme subversif de Pascal est imparable par sa lucidité. Aux grands de son époque, il répond qu’il n’est pas dupe de la misère et de la vanité qui se cache sous leurs étoffes. Aux « demi-habiles », qui ont compris comme lui que l’ordre politique ne reposait sur rien mais qui pensent qu’on peut en changer, il répond que tout nouvel ordre n’aura pas plus de justice que celui-ci et que seul le chaos peut advenir. Sa pensée politique est irrécupérable.

Si les fragments politiques de Pascal sont si parsemés dans son œuvre, c’est que la politique n’est, au fond, pas l’essentiel pour lui. Car toute la démonstration des Pensées – qui, sans la mort prématurée de leur auteur, seraient devenues une Apologie de la religion chrétienne – vise à amener l’incroyant à la foi. Dans le sillage de La Cité de Dieu de saint Augustin – dont la pensée est au cœur du jansénisme auquel s’est converti Pascal –, le seul ordre en lequel il croit est celui de Dieu. Seule la religion mérite de combattre. Et pour cette cause, il a mené l’une des luttes politiques les plus subversives du Grand Siècle de Louis XIV en attaquant férocement dans les dix-huit lettres des Provinciales le pouvoir jésuite – pourtant protégé par le roi – avec son arme éternelle : la puissance de sa rhétorique.