Avec la réforme de l’orthographe, nous avons pu constater le réveil potache des chevaliers de la langue, agitant la défense du Mot comme on brandit une épée au cœur d’un désert. Au-delà du décryptage concret de cette réforme, l’actualité nous offre le prétexte idéal pour interroger de manière générale la valeur qu’il nous faut attribuer aux mots. Péguy participa à cette tâche.
L’orthographe, au-delà de son aspect pratique, est aussi une école de pensée contre l’instantanéité du monde. Fauter, corriger ou rectifier prend du temps. Ce retour sur soi dans le travail de la langue semble impossible si le langage est a priori considéré comme un vulgaire outil de communication pour vendre un énième parfum aux effluves exotiques. Travailler, accepter l’erreur dans la modestie, raturer, pour ensuite bien nommer la chose par le bon mot et conduire la pensée qui le dirige, voilà le magnifique rôle de l’orthographe, qui oppose la vertu de patience à une époque où la précocité fait référence.
Comme le dit très bien Charles Coutel dans Petite vie de Péguy, la vision de Charles Péguy à propos des mots nous conduit à être « l’Hôte du langage et des humanités ». Ce caractère hospitalier du langage permet à l’écrivain de donner un sens éthique au monde et enclenche la construction de la valeur de fraternité ; et « une fraternité qui se nomme est toujours plus forte qu’une fraternité simplement ressentie ». Le langage a donc une portée éthique et morale, il aide à la définition de soi, à une dictée intérieure. Il porte également une attention à la chose que l’on nomme, et conduit logiquement à une considération altruiste. Loin de l’altérité comme dogme clivant les identités, loin aussi d’une idéologie du Même conduite par un universalisme guerrier, Péguy comprend la République dans sa profondeur éthique et langagière.
Une langue vivante et incarnée
Dans son Péguy philosophe, Philippe Grosos le relève ainsi pertinemment : l’écrivain pense avec la langue qu’il veut vivante, plurielle, et loin de restreindre sa richesse, il préconisera les néologismes pour qualifier les nouveaux phénomènes de son temps. Il n’est possible de connaître qu’en nommant, et pour bien nommer une langue bien formée est nécessaire. C’est la raison pour laquelle Péguy accordera une place centrale à l’école, cette grande dame composée de professeurs bienveillants qui guident l’élève vers la pensée nette en apprenant la belle grammaire, le bon mot, l’exacte orthographe. Cela ira chez Péguy jusqu’à une fascination pour la salle de classe, de son tableau à la couleur de son plafond, faisant de l’école ce temple républicain qui prépare l’avenir et la fraternité dans la lente étude de notre langue. Mais les mots contiennent aussi un danger, celui de l’oubli de leurs significations premières par les propagateurs de la « logique de l’avoir » qui transforment la langue en formules publicitaires dans le but d’accumuler. Cette destruction de la langue est la grande tâche morale à laquelle la bourgeoisie s’attelle. Rappelons ce que nous dit Bloy dans son Exégèse des lieux communs : « le vrai Bourgeois […] est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules ».
Pour Péguy, confronter les mots entre eux est une manière de dégager du sens : la mystique et le politique, la misère et la pauvreté, le laïque et le religieux. Cette pluralité qui fait écho à sa biographie – un socialiste devenu chrétien, un paysan devenu intellectuel – souligne le caractère organique que Péguy entretient avec la langue et la pensée. Installer une tension entre les mots, opposer les similitudes ou nommer au plus précis la chose, c’est un moyen organique de s’incarner dans les événements de son temps et refuser de devenir un fameux « cul de plomb » flaubertien que Nietzsche accusait violemment dans le Crépuscule des idoles.
Cette attention que Péguy porte à la langue et à sa transmission par l’école étonne d’autant plus que l’écrivain n’a pas pris le temps de commenter les réelles modifications du langage de son temps. Péguy ne détaille pas dans son œuvre l’expansion de la sémantique moderne portée par Michel Bréal, et ne semble guère passionné par l’œuvre du célèbre linguiste Antoine Meillet dont il est le contemporain. Pour le gérant des Cahiers de la Quinzaine le langage n’est pas seulement un objet de connaissance, un pur et simple formalisme. Au contraire, le langage possède une dimension organique qui renvoie au monde charnel. En ce sens la langue de Péguy est toujours une langue politique au sens noble du mot, c’est une langue qui fabrique la cité, et le français est bien plus traversé par la langue de la bourgeoisie, de l’ouvrier, du paysan, du prêtre, qu’un objet linguistique unique dont il faudrait analyser la grammaire objective.
Le risque de l’oubli des mots
Il est évident que cette vision hospitalière et poétique de la langue entend questionner la profondeur de l’être, et s’oppose radicalement à la froideur mécanique du monde de l’Argent. Cette vision pour laquelle Péguy milite s’enracine dans un contexte particulier de mortification et de falsification de la langue française. Il constate un danger que nous aurions intérêt à méditer, et que Charles Coutel nomme « l’orléanisation des mots » : « les mots perdent leur mémoire quand une branche cadette prend le pouvoir sur une branche aînée légitime. Pour cacher ce coup de force, il s’agit toujours de rendre le peuple incapable d’accéder aux mots précis qui lui permettraient d’exprimer sa colère et sa souffrance. Pour cela l’orléanisme organise une inculture d’État et un anti-intellectualisme officiel, notamment en tuant les humanités au sein de l’École de la République. »
Péguy veut s’acquitter d’une dette : rendre la richesse du mot au peuple, à cette République qui lui a enseigné les humanités. L’auteur de Notre Jeunesse veut prévenir d’un danger qui prend plusieurs formes : oubli du sens originel des mots, trahison de l’idéal républicain de la transmission, destruction de la langue par le monde de l’Argent, effacement du lien organique entre les événements réels de l’époque et le vocable pour les qualifier.
Certains pensent donc la langue française comme un strict outil communicationnel, outil qu’il faut sans cesse adapter aux valeurs d’un marché en progression. Dans le ludisme froid de l’apprentissage libéral et utilitaire de la langue, qui est le problème fondamental, il sera peut-être un jour équivalent en valeur de parler le français que la langue consacrée à l’empire du management. Prendre soin de notre culture et de nos modes de vie consiste à prendre soin de la langue. Simone Weil ne disait pas autre chose dans sa Leçon de philosophie : « On peut, si on veut, ramener tout l’art de vivre à un bon usage du langage. »