Dans Pierre, commencement d’une vie bourgeoise, publié à titre posthume, Péguy raconte sa première rentrée à l’école normale d’Orléans. Rentrée qui « fut un spectacle admirable et inattendu ».
On sait le culte que voue Péguy à l’école républicaine et à ses « hussards noirs », à l’école d’avant 1880, quand les enfants chantaient, quand les maîtres étaient bons et quand tout le monde « ne pensait qu’à travailler ». Il idéalise la figure du professeur, ce « brave homme ». Il contemple sa redingote « bien droite, bien tombante, avec deux croisements de palmes violettes aux revers […] cet uniforme civil qui était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire […] ».
On décèle déjà chez le jeune Péguy une fascination pour l’ordre et l’esprit martial. Il s’émerveille de voir les élèves se mouvoir à la façon des soldats. « […] Les maîtres qui se promenaient gravement dans la cour frappèrent dans leurs mains, aussitôt les anciens, qui jouaient un peu en attendant l’heure, et, comme une volée de moineaux, vinrent s’abattre sur deux rang », puis, « d’un seul mouvement les élèves des deux rangs se tournèrent par le flanc, ceux du premier rang vers la gauche et ceux du second rang vers la droite. » La description que fournit Péguy rappelle évidemment les défilés militaires, leurs synchronisations, leurs symétries et leur réalisation parfaite qui consacre la discipline autant qu’elle masque l’effort de la répétition.
À « la vitesse, la précision […] la régularité de ce premier mouvement » succèdent des « chœurs admirables » qui émeuvent Péguy au plus profond. L’enfant découvre le sentiment d’appartenance à la communauté républicaine. Ces chants célèbrent la mystique de « l’ancienne France », celle que Péguy louera par la suite tout au long de sa vie. Le jeune Péguy, qui, dès lors, comprend qu’il fait partie d’un tout qui transcende son individualité, estime devoir faire bonne figure lorsqu’il dit au revoir à sa mère : « Nous quittions nos mamans sans avoir l’air de le regretter, parce que nous étions des grands garçons ». Péguy n’est plus seulement le descendant d’une lignée, mais, déjà, un petit citoyen, un petit soldat républicain.
Péguy considère que l’école remplit une double fonction. Elle accueille l’enfant dans la République en même temps qu’elle lui rappelle d’où il vient. L’élève n’est plus seulement un enfant, c’est-à-dire un individu isolé, dans la mesure où il doit honorer le nom qui est le sien. C’est ainsi que Péguy le comprend : « Ce qui me surprit, ce fut qu’il me désigna de mon nom de famille et non pas de mon nom de baptême, comme on faisait d’habitude ; à cela je sentis que je représentais en quelque façon dans cette école ma grand-mère et maman. » Pierre, commencement d’une vie bourgeoise est le récit de l’initiation à la mystique républicaine autant qu’il est l’affirmation d’un sentiment précoce d’appartenance. Cette union des deux France – l’ancienne et la républicaine – est quelque chose que Péguy défendra tout au long de son œuvre.
Le labeur heureux de Péguy
Sous beaucoup d’aspects, le jeune Péguy ressemble au Péguy adulte. Il est déjà habité d’un profond sérieux. Sur les bancs, « je n’osais pas regarder mes voisins, parce que cela leur aurait donné envie de parler, et on ne parle pas dans les classes », raconte-t-il. Il y a déjà chez lui, la volonté de bien faire, la volonté de s’intégrer mais aussi de se distinguer. Les professeurs avaient du mal à le classer par niveau : Péguy était en avance en matière de lecture mais éprouvait des difficultés en matière d’écriture. « J’étais à la fois peiné que cette irrégularité dérangeât l’ordonnance de la classe, et flatté d’être ainsi en avance et de faire exception à la loi commune », écrit-il. Cette phrase résume un des traits saillants du caractère de Péguy : volonté d’être à la fois comme les autres (un paysan de la Beauce, un soldat de 1914, un républicain) et différent (le gérant des Cahiers de la Quinzaine, un écrivain, un héros).
Les difficultés que rencontre Péguy pour apprendre à écrire peuvent amuser quand on connaît la facilité qu’il aura plus tard à noircir des centaines de pages pour crucifier ses ennemis. Une phrase peut être interprétée métaphoriquement lorsqu’il dit : « J’étais douloureusement vexé qu’on me tînt les doigts quand j’écrivais. » Un signe avant-coureur de l’intransigeante liberté de l’auteur de Notre Jeunesse ? Parce qu’il a du mal à former les lettres de l’alphabet, Péguy éprouve une grande frustration. Frustration qui lui permet de développer une grande force intérieure et un courage inébranlable face au labeur. « Pour la première fois de ma vie je connus l’arrière-goût amèrement bon de l’obéissance pénible voulue », écrit-il.
Tout jeune, Péguy est incroyablement travailleur. À vrai dire, il ne fait que travailler. Il n’éprouve de satisfaction que dans le travail. C’est son seul divertissement. « J’aimerai toute ma vie la mémoire du cher travail que je faisais dans la bonne maison chaudement travailleuse », dit Péguy. Il travaille matin, midi et soir, lutte contre le sommeil pour continuer de travailler. Il travaille même en dormant et fait des « rêves laborieux ». Quand sa leçon était enfin sue « comme une prière » alors il abandonnait ses devoirs pour aider sa mère à rempailler des chaises. Ce chemin, qui va de l’école au foyer, du travail intellectuel au travail manuel, de la République à l’ancienne France, et inversement, est un idéal qui sera au cœur de l’œuvre de Péguy.