Dans son livre de 1938 L’Europe et l’âme de l’Orient, l’écrivain letton d’origine allemande Walter Schubart interroge la possibilité d’une renaissance spirituelle de l’Occident compromis par l’idéologie prométhéenne. À ses yeux, l’homme héroïque, c’est-à-dire l’homme qui soumet le monde à sa volonté, est à bout de souffle et doit laisser place à l’homme messianique qui seul pourra réconcilier l’Orient et l’Occident.
Le déclin spirituel de l’Occident est acté. Depuis l’avènement de ce que l’on a coutume d’appeler « les Temps modernes », la vieille Europe a renoncé à faire de la croyance en Dieu la condition de possibilité du commun et de la vie proprement humaine. L’ère prométhéenne – du nom du titan qui avait dérobé le feu divin pour le donner aux hommes – a renversé toutes les valeurs pour faire du matérialisme, de l’individualisme et du progrès technique une nouvelle trinité. Le surhumain a remplacé le divin comme horizon philosophique. Mais l’homme qui se conçoit comme sa propre mesure s’épuise et le XXe siècle a montré que l’Occident était irrémédiablement attiré par sa propre destruction.
Dès lors, où trouver les ressources pour redresser spirituellement l’Europe ? Comment réinjecter du spirituel dans la carcasse usée de l’homme prométhéen ? Aux yeux de Walter Schubart, le salut de l’Occident doit venir de l’Orient et, plus précisément, de ce pays tiraillé entre les deux mondes depuis les réformes de Pierre le Grand : la Russie. À la figure de l’homme prométhéen – dont Napoléon est l’incarnation la plus parfaite – Schubart oppose la figure de l’homme messianique.
Précisons avant tout que, pour l’auteur de L’Europe et l’âme de l’Orient, l’histoire est cyclique et se découpe en quatre âges. Chaque âge produit un prototype d’homme qui se caractérise par son rapport à l’univers : l’homme harmonieux, l’homme héroïque, l’homme ascétique et l’homme messianique. L’homme harmonieux, idéal de la Grèce et de la Chine antique, ne perçoit pas l’hétérogénéité du spirituel et du matériel comme une source de conflit. Il contemple l’univers avec amour et se satisfait pleinement de l’ordre des choses. Pour lui, « le problème du sens de l’histoire est déjà résolu », précise Schubart. L’homme héroïque, le modèle de la Rome antique et de l’Allemagne moderne, voit le chaos quand il porte son regard sur le monde. Il veut ordonner ce qui l’entoure, le rendre conforme à sa volonté. L’homme ascétique, quant à lui, considère l’existence matérielle comme un leurre et s’en détourne pour se consacrer uniquement au spirituel. Son objectif est de vivre hors du monde et en-dedans de lui-même en attendant la mort physique. Les Hindous et les Grecs néo-platoniciens avaient adopté cette philosophie. Finalement, l’homme messianique veut faire advenir le royaume de Dieu sur terre et s’appuie sur une mystique intérieure. Pour cela, il doit réconcilier ce qui a été séparé grâce à l’amour qu’il porte en lui. Les premiers chrétiens et les Slaves sont emblématiques de ce tempérament.
Schubart décompose également le dernier millénaire de l’Occident en deux ères : la gothique qui fut dominée par l’homme ascétique et la prométhéenne qui fut et qui est encore dominée par l’homme héroïque. À ses yeux, l’ère prométhéenne est à bout de souffle et doit laisser place à l’ère johannique (de saint Jean) qui a pour modèle l’homme messianique. L’ère prométhéenne, nous l’avons dit, se caractérise par la volonté qu’a l’homme de se détacher de Dieu. « Peu importe que l’homme occidental trouve son destin dans l’économie, voire dans la politique ou dans la technique, il est certain de ne plus le trouver dans la spiritualité, ni dans la divinité. Il a renoncé définitivement à une attitude spirituelle envers la vie. Attiré par les puissances matérielles, il a succombé finalement aux forces de la terre – il s’est fait lui même esclave de la matière », écrit Schubart. Au mépris du matériel qui caractérisait l’ère gothique et son homme ascétique répond, en miroir, le mépris du spirituel qui caractérise l’ère prométhéenne et son homme héroïque.
La Russie, trait-d’union entre l’Orient et l’Occident
L’ère johannique que l’auteur appelle de ses vœux doit donc être envisagée sous le signe de l’unité, conformément au tempérament de l’homme messianique. « L’homme messianique, lui, n’agit pas par esprit de domination, mais un souci constant de conciliation le dirige uniquement ; le sentiment qui l’anime est l’amour. Il ne cherche pas à diviser pour régner, son souci est d’unir ce qui a été séparé […] », souligne Schubart. Pour l’homme messianique, en l’occurrence pour l’âme slave, le spectacle d’un monde éclaté est insupportable. La séparation du matériel avec le spirituel, de l’âme avec le corps, de l’homme avec la nature et, en dernière instance, de l’homme avec Dieu le frappe d’un profond sentiment de nostalgie. L’homme messianique veut retrouver l’unité perdue qui faisait la joie de l’homme harmonieux : « L’image de l’Univers que se fait l’homme harmonieux est sensiblement pareille à celle que s’en fait l’homme messianique. Cependant, alors que l’un a déjà atteint le but, l’autre cherche encore à l’atteindre dans un avenir très lointain ; tous deux considèrent l’Univers comme l’être aimé auquel ils se donnent afin de s’unir à lui. »
C’est aux Russes qu’incombe la tâche de faire basculer l’Occident de l’ère prométhéenne à l’ère johannique, précisément car l’âme slave – parce qu’elle est fondamentalement orientale – est imperméable aux doctrines matérialistes et athées. Écrit en 1938, la thèse de L’Europe et l’âme de l’Orient, suscite d’emblée une objection : pourquoi le salut viendrait-il de la Russie alors que l’Union soviétique a réalisé sur terre l’exact inverse de ce que l’homme messianique est en droit d’espérer ? Le communisme a fait du matérialisme, de l’athéisme et du progrès technique une idéologie d’État. « Les Russes fidèles à l’Église voient dans l’Union Soviétique le “Royaume de l’Antéchrist” », précise Schubart.
Pour l’auteur, la contradiction est seulement apparente. Le bolchevisme n’est, selon lui, qu’une vaste entreprise de sabotage de l’idéal prométhéen. Schubart estime que l’avènement de l’Union soviétique n’est qu’une conséquence néfaste de l’occidentalisme qui a tenté de s’imposer à la mentalité russe depuis Pierre le Grand. Le caractère monstrueux de l’Union soviétique réside précisément dans cette contradiction entre l’âme slave et l’idéal prométhéen : « Le Russe est porté par un sentiment vivant d’universalité, la contemplation des steppes sans limites ramène toujours son regard vers l’infini. Il ne pourra jamais se mettre à l’unisson de culture prométhéenne dont la base fondamentale est l’égocentrisme et qui favorise l’émancipation individuelle ou – ce qui revient au même – la déchéance des dieux. »
Insubmersibilité de l’âme russe
De même, l’athéisme d’État prôné par le régime communiste n’a pas de prise sur les convictions profondes des Russes. « L’absence de sentiment religieux, même au sein des religions – telle est la caractéristique de l’Europe contemporaine. La persistance du sentiment religieux, même dans une idéologie matérialiste, telle est la caractéristique du monde soviétique russe. Chez les Russes, tout revêt un caractère religieux, même l’athéisme », écrit Schubart. Cette formule paradoxale traduit une vérité profonde : l’homme russe ne peut se passer du religieux, même quand il y renonce. Schubart s’appuie sur Les Démons de Dostoïevski pour étayer son propos. En effet, Stavroguine et Kirilov déploient, chacun à leur manière, un élan mystique dans leur entreprise de négation de la divinité. Malgré leur nihilisme respectif, ils ne se positionnent et ne se définissent que par rapport à Dieu. Contrairement aux Occidentaux, ils ne peuvent être indifférents à cette question.
En dernier lieu, l’échec historique du communisme, que Schubart n’a pas vu de son vivant mais qu’il a pressenti, est une démonstration par l’absurde du caractère intrinsèquement spirituel de la mentalité russe. « La Russie a fourni au monde entier la preuve qu’une culture sans Dieu est vouée à sa perte. Elle a prouvé aussi que l’autonomie de l’individu n’est qu’illusion », assure l’écrivain. Et c’est cette insubmersibilité de l’âme qui doit permettre à la Russie de réaliser la synthèse entre Orient et Occident, entre l’esprit métaphysique et l’esprit prométhéen, entre la foi et la raison : « […] l’Europe moderne est une forme sans vie – la Russie est une vie sans formes. Dans le premier cas, l’âme a abandonné le corps et elle a laissé une carcasse vide. Dans le second cas, la vie a détruit les formes qui l’entravaient. » L’homme messianique – « l’homme parfait », dit Schubart – de l’ère johannique doit avant tout être compris comme un homme réconcilié, comme un homme qui tend de toutes ses forces vers l’harmonie perdue d’Homère et de Lao Tseu, quitte à trouver l’apocalypse sur son chemin.