Les fondations de la psychanalyse ont été établies par Sigmund Freud il y a désormais un siècle. Ce qui était alors une médecine nouvelle et suspecte est aujourd’hui, dans l’athéisme ambiant, devenu la voie privilégiée de la guérison de l’âme. Pourtant, cette banalité acquise de dure lutte n’a rien d’une évidence.
Une idée répandue veut que la psychanalyse ait fait feu du bois des confessionnaux auxquels elle a substitué les divans. Là où l’on s’accusait, là où l’on se rendait humble hier, on s’épanche aujourd’hui des heures durant au bénéfice d’un étrange médecin que les passions et vertus cardinales n’intéressent guère, mais qui traque névroses et actes manqués avec l’ambition de libérer le patient des secrets honteux qui font obstacle à son « bonheur ». Vaste programme… Et innovation éminemment subversive ! Car la méthode et le dogme psychanalytiques, apparus officiellement en 1916 dans une série de conférences données par Sigmund Freud et compilées un an après dans son Introduction à la psychanalyse, ont troublé les médecins autant que les derniers défenseurs de la spiritualité et de la tradition.
La réconciliation de la médecine et de l’âme ?
Sigmund Freud avait vraisemblablement diagnostiqué la maladie infantile de la médecine moderne, qui dans un monde sensé devrait être la plus humaine des sciences humaines, et à qui pourtant toute humanité semble étrangère. Cette science que le tournant scientiste du XIXe siècle a fait basculer dans l’obsession chirurgicale et la recherche permanente de la prouesse technique au point de ne considérer les corps que comme des machines, des monstres mécaniques, et aux yeux de laquelle ce qui ne se laisse pas saisir par la technique de laboratoire est nul et non avenu. Tant pis pour Aristote, et tant pis pour Saint Thomas d’Aquin et leurs démonstrations philosophiques sur l’être humain, être corporel et spirituel. Chez elle, le mépris de l’âme humaine, souffle de la vie, siège de l’intelligence et de la volonté, est devenu souverain. Ainsi la grande limite des sciences « dures » a achevé de déshumaniser la médecine.
Mais Freud, lui, n’hésite pas à affirmer dans Ma vie et la psychanalyse, qu’il s’intéresse à la « la vie de l’âme » dans sa démarche thérapeutique. Un effort probablement salutaire pour la médecine que de lui rendre la totalité de son sujet : l’être humain, avec ce qu’il comporte de spirituel. Pourtant Freud reste bien un médecin, obsédé par l’étiologie (la recherche des causes des affections qu’il entend traiter), et regardant le psychisme avec la même froideur que l’on regarde un corps inerte. La démarche matérialiste typique du début du XXe siècle gagne alors jusqu’au domaine privilégié des philosophes et des théologiens. Freud, semblant réconcilier la médecine avec l’âme, se vante d’avoir, à grands renforts de scrupules méthodologiques, conservé l’objectivité qui caractérise l’observateur des faits matériels saisis par les sciences prétendument exactes pour finalement aboutir à un travail « dénué de tout préjugé ». C’est alors que le projet scientifique devient vérité incontestable aux yeux de son auteur. L’âme, devenue « psychisme », est cernée, et tout ce que l’on pensait connaître (par la philosophie) du verbum cordis, des passions de l’irascible ou de celles du concupiscible, tombe en désuétude face à ce nouveau déterminisme que suppose le dogme psychanalytique. C’est là, sans doute, la première révolution freudienne.
Totem totalitaire ?
Car les postulats de la psychanalyse sont proprement révolutionnaires, c’est-à-dire, en un sens, destructeurs. Considérée à raison comme une théorie subversive, la psychanalyse s’est mue sous la plume de Freud en une méthode puis une doctrine qui a bousculé l’ordre établi non seulement dans le domaine scientifique, mais aussi dans toute la pensée. Il faut dire que si la philosophie purement spéculative — et notamment la philosophie allemande — s’était déjà permis de renverser les paradigmes et les écoles à de nombreuses reprises, nul n’avait à ce point rendu sa conception de l’homme et de l’esprit opératoire. La pratique, la dimension opérative de la psychanalyse est venue donner toute sa crédibilité à la théorie freudienne au point qu’elle s’est imposée comme une vérité non pas révélée, mais dévoilée, comme décodée par ce médecin iconoclaste qui apparut alors aux yeux de tous ceux qui voulaient bien croire en ses exploits comme un génie. Et que certains tentent d’émettre des réserves ! les postulats de la psychanalyse trouvent encore à s’appliquer contre eux : les forces profondes qui travaillent leur psyché sont la raison même de leur refus d’accepter la réalité et l’efficacité, le bien-fondé de la psychanalyse. Les « résistances affectives s’expliquent facilement au jour de la théorie psychanalytique » écrit Freud…
La faculté explicative presque illimitée de la théorie freudienne revêt donc un caractère totalitaire inquiétant. La méthode psychanalytique se prétend libératrice, mais semble tout à fait susceptible (si ce n’est pas, d’ailleurs, son objet premier, mais accordons à Freud le bénéfice du doute) d’être déviée de sa vertu médicinale pour discréditer tout comportement ou discours dérangeant auquel on pourra assigner la valeur incontestable de trahison d’une déviance. La suspicion grandit encore lorsque Freud renonce à convaincre sur le plan purement intellectuel et suggère que la psychanalyse nécessite, pour être tout à fait comprise et acceptée, une initiation passant par l’expérimentation de sa méthode : « Aussi demandons-nous que quiconque veut exercer l’analyse sur d’autres, se soumette d’abord lui-même à une analyse. Ce n’est qu’au cours de cette auto-analyse (comme on l’appelle à tort), et en éprouvant réellement sur leur propre corps — plus justement sur leur propre âme, — les processus dont l’analyse soutient l’existence, que les élèves acquièrent les convictions qui les guideront plus tard comme analystes. » Cette dimension ésotérique et initiatique surprend. Ce qui se conçoit bien, normalement, s’énonce clairement, et il n’est pas besoin d’éprouver pour comprendre…
Il apparaît finalement que la dimension opérative de la psychanalyse fait d’elle la seule rivale des religions, qui fondent une pratique supposée libératrice, réalisatrice et élévatrice sur une ontologie particulière. Mais si la spiritualité vise l’élévation, le Salut, la psychanalyse prétend être une méthode étiologique servant une médecine dont le psychanalyste Pierre Marie affirme qu’elle a le « bonheur » du patient pour objectif. C’est certes l’âme qui intéresse Freud, mais en aucun cas la capacité de l’homme à s’élever vers des principes supérieurs. Plus encore, la psychanalyse est un mouvement vers le bas, vers l’obscur.
Guénon contre Freud
Freud n’éprouvait aucune tendresse à l’égard des religions. Il faut dire, et nous l’avons montré, que celles-ci faisaient de l’ombre à son business naissant. Dans L’avenir d’une illusion, il les désigne comme des projections collectives de névroses individuelle. Cette aversion fait écho à la très juste critique émise par René Guénon qui consacre un chapitre du Règne de la Quantité aux « méfaits de la psychanalyse ». Ce dernier observe que le terme même de « subconscient » ne peut désigner qu’une « extension qui s’opère uniquement par le bas, c’est-à-dire du côté qui correspond, ici dans l’être humain comme ailleurs dans le milieu cosmique, aux « fissures » par lesquelles pénètrent les influences les plus « maléfiques » du monde subtil ». Or en effet, la cure ressasse les bas instincts, les heurts et les souffrances. Elle est une spéléologie de l’âme qui fouille l’obscurité, déchaîne les « forces ténébreuses ». Nous comprenons ainsi que la psychanalyse est, nous l’avions déjà dit, une pratique subversive en ce qu’elle a troublé par son caractère novateur, mais aussi littéralement subversive en ce qu’elle se concentre sur le subconscient et fait ainsi basculer qui la suit dans ses eaux troubles et vaseuses. La plus grande révolution freudienne, sa plus grande œuvre de destruction, est certainement d’avoir fait naître la fascination malsaine pour ce niveau inférieur au détriment de la recherche d’un niveau supérieur, c’est-à-dire de l’aspiration à l’élévation. Il ne s’est agi de considérer l’âme que pour mieux l’étouffer dans sa propre turpitude en faisant converger l’intelligence et la volonté des hommes vers les souillures les plus immondes.