Les Anciens faisaient de la contemplation le principe de la vie philosophique. Dans le monde moderne, le primat de la contemplation a laissé sa place au primat de l’action. L’homme n’est plus ce qu’il sait mais ce qu’il fait. La pratique a pris le pas sur la théorie et la figure du sage n’est plus qu’une relique du passé. Aujourd’hui, l’homme d’action prétend pouvoir changer le monde. Or, le monde moderne ne sera renversé que par le rétablissement du primat de la contemplation sur l’action.
Le monde moderne a érigé l’homme d’action en modèle. Dans nos sociétés, agir – que ce soit politiquement (militer), socialement (réussir dans la vie), économiquement (consommer) ou affectivement (avoir une sexualité épanouie) – c’est exister. Homme politique, homme social, homme économique et homme affectif sont les quatre grandes modalités possibles pour l’homme d’action, c’est-à-dire pour l’homme moderne. Dans les sociétés contemporaines, le principe d’action est le principe ultime qui définit notre humanité. Observez les injonctions : « Qu’avez-vous fait, vous, pour donner votre avis ? Eux au moins essaient. » N’est aujourd’hui valorisé que ce qui découle d’un tel principe. Est méprisé au contraire ce qui s’y refuse, car l’action implique nécessairement la notion d’utilité ainsi qu’un impératif de résultat. Celui qui rejette le primat de l’action se met de fait en marge de la société. Précisons que l’action n’est pas en soi un mal, c’est l’action auto-suffisante, l’action qui n’est pas subordonnée à un principe supérieur qui est problématique – et c’est précisément cette action-là – cette coquille vide – que le monde moderne a adopté comme moteur.
Ainsi, l’action n’est plus seulement un moyen mais une fin. En d’autres termes, dans le monde moderne, le pratique se passe volontiers du théorique. Et lorsque nous disons théorique, nous l’entendons au sens de la θεωρία des Grecs, c’est-à-dire au sens de la connaissance ou de la contemplation. Voici l’homme que le monde moderne a fait disparaître, l’homme dont la philosophie ne répond à aucun impératif d’utilité : l’homme contemplatif. Bernanos ne dit pas autre chose dans La France contre les robots lorsqu’il critique les sociétés techniciennes – bien que sa réflexion s’inscrive dans une perspective chrétienne et non hellénique : « Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute. » Pour le Grand d’Espagne, la force proprement révolutionnaire ne réside pas dans le militantisme politique ni dans les bouleversements économiques – la « Civilisation des machines » finit toujours par absorber ce qui est mu par le principe d’action – mais dans la contemplation philosophique. Le salut de l’homme dans le monde moderne se trouve tout d’abord en lui-même. La mise entre parenthèse du monde doit s’imposer afin de redécouvrir le principe de notre humanité, ce que Bernanos nomme « la vie intérieure », c’est-à-dire notre âme.
L’homme contemplatif est le grand oublié du monde moderne alors qu’il était au sommet de la hiérarchie dans les sociétés traditionnelles. La figure du sage, respectée pour les liens privilégiés qu’elle entretenait avec la transcendance, est aujourd’hui un sujet de moquerie. Le moderne n’a que faire de ces individus qui ne sont ni des militants politiques, ni des grands professionnels, ni des consommateurs, ni des jouisseurs. Le sage, mais aussi le chaman, le prêtre, le prophète, l’ascète – tous les hommes dont le but était d’assurer la médiation entre le monde des dieux et celui des âmes –, sont inadaptés à une société qui place le principe d’action au-dessus de celui de contemplation. La malédiction de l’homme moderne procède précisément de cette inversion logique, de cette nouvelle hiérarchie absurde qui postule que ce qui est fait a plus de valeur que ce qui est su. Pire, que ce qui est fait doit être fait avant d’être su. « Peu importe que l’homme occidental trouve son destin dans l’économie, voire dans la politique ou dans la technique, il est certain de ne plus le trouver dans la spiritualité, ni dans la divinité. Il a renoncé définitivement à une attitude spirituelle envers la vie. Attiré par les puissances matérielles, il a succombé finalement aux forces de la terre – il s’est fait lui même esclave de la matière », constate fataliste Walter Schubart dans L’Europe et l’âme de l’Orient.
Croire en l’efficacité du principe d’action, c’est déjà ne plus croire en Dieu
Philosophiquement, le principe d’action renvoie à un univers qui est celui du monde bourgeois, rationaliste, individualiste et sécularisé. Dans l’ancien monde qui était en grande partie structuré par la notion de destin, l’action des hommes était toujours, en dernière instance, vaine. Par ailleurs, la volonté – au sens de volonté subjective – n’existait pas à proprement parler puisqu’elle est étroitement liée à la notion d’individu qui trouvera ses lettres de noblesse dans Les Essais de Montaigne et dans Le Discours de la méthode de Descartes. Le principe d’action ne peut pleinement se déployer que dans un monde où l’homme est la mesure de toutes choses. Croire en l’efficacité du principe d’action, c’est déjà ne plus croire en Dieu. Croire en l’efficacité du principe d’action, c’est faire le choix du matériel – ce qui est modifiable par ma volonté – contre le spirituel – ce face à quoi ma volonté ne peut rien. Qu’on le nomme « contemplatif » (Bernanos) ou « harmonieux » (Schubart), ce modèle d’homme est le seul qui puisse renverser – par son inaction – la « Civilisation des machines », le monde moderne qui est, rappelons-le, un monde inversé.
Le lecteur attentif objectera que le politique a, de nombreuses fois et avant l’avènement du monde moderne, modifié le cours de l’Histoire. Mais il en va du fait politique comme du principe d’action en général : tout est question de hiérarchie. À ce propos, voilà ce que Raymond Abellio écrivait dans son Journal en 1971 : « De Gaulle n’a exprimé la France que dans l’exacte mesure où il a cru comme elle pouvoir perpétuer un rôle de puissance. Il a été le porteur de la dernière illusion de la France politique. Pour les nations comme pour les individus, il existe une hiérarchie des castes. Toute politique de puissance ressortit à la deuxième caste, celle des guerriers. La France en est désormais exclue. Ses politiciens ne sont plus que des hommes d’affaires, des gestionnaires de la troisième caste. L’irréalisme foncier de de Gaulle aura été de prendre la France pour un pays de la deuxième caste et de la laisser s’enfoncer sans réagir dans la troisième, alors que la vraie place à revendiquer était celle de la première caste, c’est-à-dire de la connaissance. » Aux yeux d’Abellio, l’erreur du général de Gaulle consiste à avoir mis le principe de puissance au-dessus du principe de connaissance. En d’autres termes, l’homme du 18 juin a inversé la hiérarchie chère aux Anciens entre θεωρία et πρᾶξις. En plaçant la puissance, au sens d’action politique, au sommet de la pyramide, il a accéléré le déclin de l’influence française dans le monde. Pour reprendre la terminologie d’Abellio, vouloir une société de guerriers aux dépens d’une société de philosophes c’est produire, en dernière instance, une société de gestionnaires.
Le combat seulement politique est donc un combat d’emblée perdu contre le monde moderne. Privilégier l’action à la contemplation, la pratique à la théorie, la puissance à la connaissance, le guerrier au sage, c’est jouer selon les règles qu’impose la « Civilisation des machines ». Or, le seul moyen de perturber sa mécanique est d’enfreindre les règles, c’est-à-dire de rétablir la hiérarchie des sociétés traditionnelles. N’agissez plus, méditez !