La France contre les robots de Bernanos : une apologie de la vie intérieure

Publié en 1947 après les deux grands conflits mondiaux, La France contre les robots de Georges Bernanos met en garde les hommes contre la civilisation des machines dont l’objectif est de nier l’existence de l’âme et donc d’abolir la liberté.

Georges Bernanos
Georges Bernanos

Dans La France contre les robots, Bernanos accuse la civilisation moderne d’être « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Si l’ouvrage s’attaque tout particulièrement au règne de la technique engendré par l’âge industriel, c’est bien la mentalité moderne dans son ensemble qui doit être interrogée, car la civilisation des machines n’a été rendue possible que par un long processus philosophique, anthropologique et économique. Mais précisons d’emblée : l’antimodernisme de Bernanos a ceci d’orignal qu’il est une apologie de la liberté.

Dans le cadre de cette critique, l’ancien camelot du roi se positionne donc plus comme un disciple de Charles Péguy que de Joseph de Maistre. En effet, Bernanos parle de la Révolution française comme d’une « aventure merveilleuse », d’un « grand mouvement d’espérance », d’une « illumination prophétique ». À ses yeux, 1789 n’a été rendu possible que par l’homme du XVIIIe « tout hérissé de libertés ». Comme l’auteur de Notre Jeunesse, Bernanos entend penser l’union des deux France, la monarchique et la républicaine. Sans être passéiste, c’est bien l’homme de l’ancienne France qu’il célèbre à travers la Révolution : on reconnaît la valeur d’une génération à ce qu’elle fait comme un arbre à ses fruits.

Cela ne signifie pas que Bernanos, en bon catholique, soit insensible aux dérives qu’implique la pratique du libre examen ou encore à la disparition de la foi au profit du rationalisme promu par les Lumières. Cet aspect est largement développé chez lui, en particulier dans ses romans. Mais en l’occurrence, la critique de la modernité que formule Bernanos dans La France contre les robots s’articule autour du problème de la liberté, entendue comme condition de possibilité de l’âme et, de son synonyme, la vie intérieure.

Si ce n’est donc pas l’avènement de la modernité dans son acception classique qui est directement en cause – c’est-à-dire le mouvement qui se constitue à travers la Réforme puis les Lumières – comment comprendre le surgissement de ce que Bernanos nomme « la Civilisation des machines » ? Selon lui, c’est d’abord la philosophie libérale anglo-saxonne dans le sillage de Bernard Mandeville (La Fable des abeilles, 1714) et d’Adam Smith (La Richesse des nations, 1776) qui a développé une nouvelle anthropologie basée sur l’égoïsme et l’intérêt encourageant le matérialisme, le progressisme et le primat de la quantité sur la qualité.

L’homme contemplatif contre les robots

Paul Tibbets, pilote de l'Enola Gay qui a réalisé le bombardement d'Hiroshima. Par excellence, homme de la civilisation des machines, obéissant et irresponsable.
Paul Tibbets, pilote de l’Enola Gay qui a réalisé le bombardement d’Hiroshima. Par excellence, homme de la civilisation des machines, obéissant et irresponsable

Cette conception de l’homme, qui fait des individus les simples rouages d’une logique politico-économique immanente, consacre la technique en même temps qu’elle dévalorise la spiritualité. « Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute », écrit Bernanos. Le monde que décrit l’auteur de Sous le soleil de Satan est celui de l’efficacité, de la performance, de la rentabilité. Dans une telle société, l’individu ne trouve sa place que dans la mesure où il est capable de produire quelque chose. L’homme réduit à l’utile n’est plus à proprement parler un homme, il n’est plus que l’exécutant remplaçable d’une tâche quelconque, un opérateur froid qui a depuis longtemps renoncé à l’usage de son libre arbitre. Voilà précisément l’homme idéal promu par la civilisation des machines.

Pour Bernanos, l’âge de la technique est celui de l’uniformisation. Comment distinguer un homme d’un autre homme dès lors que l’usage de la liberté est prohibé, dès lors que la conscience n’est plus qu’une relique du passé ? « Les âmes ! On rougit presque d’écrire aujourd’hui ce mot sacré », s’indigne l’écrivain. La civilisation des machines regarde d’un mauvais œil le grain de sable dans l’engrenage, l’homme improductif, l’homme qui estime que son salut ne dépend pas de ses conditions matérielles d’existence : « L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la Civilisation des machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. » À l’homme productif, modèle de la société technicienne, Bernanos oppose le modèle antique de l’homme contemplatif.

L’homme contemplatif est celui qui ne se soumet pas à l’impératif technicien de la production. Il lui préfère l’impératif proprement humain de la liberté. L’homme contemplatif est précisément celui qui ne « rougit » pas d’avoir une âme, qui s’en soucie et qui estime que la vie intérieure – parce qu’elle a partie liée avec l’Esprit – vaut infiniment plus que celle que tente de lui substituer la civilisation des machines. Dès lors, « l’État Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : “l’homme qui ne fait pas comme tout le monde” – ou encore : “l’homme qui a du temps à perdre” – ou plus simplement si vous voulez : “l’homme qui croit à autre chose qu’à la technique” ».

Le danger est donc grand, mais Bernanos conserve un espoir : le peuple français, héritier de la civilisation grecque, est par excellence le peuple de la liberté. Il refusera les deux mots d’ordre de la civilisation des machines qui sont obéissance et irresponsabilité.