Officier référent « Histoire » pour l’armée de Terre, le lieutenant-colonel Rémy Porte intervient régulièrement dans différents séminaires universitaires sur des sujets d’histoire militaire. Il a récemment publié une Chronologie commentée de la Première Guerre mondiale (Perrin) et une biographie du maréchal Joffre (Perrin).
PHILITT : Verdun, plus que toute autre bataille, a pris une dimension particulière dans la mémoire française. Pourquoi est-elle entrée dans la mythologie nationale mettant de côté d’autres grandes batailles comme celles de la Somme ou du Chemin des Dames ?
Rémy Porte : Dès les premiers jours de la bataille elle-même, Verdun devient le symbole de la juste résistance française à l’inacceptable agression allemande. Il s’agit d’une bataille défensive et il n’y a donc pas d’état d’âme à avoir : du combattant de première ligne jusqu’aux petits villages des provinces les plus éloignées du front, des simples citoyens au chef de l’État, personne ne doute qu’il est du devoir de chacun de défendre le territoire national. La Somme et le Chemin des Dames, que vous évoquez, sont des offensives et nous nous trouvons donc dans un cadre intellectuel et psychologique différent, car on peut toujours critiquer l’ampleur, les objectifs, les modalités d’une action offensive. Par ailleurs, on le sait bien, du fait de l’adoption du principe de la « noria » qui consiste à relever les divisions engagées dans le secteur de Verdun avant qu’elles ne connaissent des pertes irréparables, les trois-quart de l’armée française « passent » par Verdun. Elle devient donc la bataille commune à laquelle poilus et politiques peuvent faire aisément référence. Enfin, sa durée exceptionnelle (10 mois), les conditions extrêmes de survie des poilus et les masses de matériels (artillerie en particulier) engagées pèsent bien sûr dans cette mémoire collective. Au total, elle symbolise le sacrifice du soldat français qui défend au prix de sa vie le sol sacré de la patrie. Les discours du président de la République et des autorités gouvernementales dès 1916 sont à cet égard tout à fait significatifs.
Quelle place a joué son souvenir dans la France de l’entre-deux-guerres et plus particulièrement dans les relations franco-allemandes ?
Pour ce qui concerne la France et ses anciens combattants, on connaît l’expression « Qui n’a pas fait Verdun n’a pas fait la guerre », formule excessive mais qui traduit une perception très largement partagée durant l’entre-deux-guerres. Verdun est ainsi la ville la plus décorée de France au titre de la Grande Guerre (y compris avec de très nombreuses décorations étrangères) et à ma connaissance son Ossuaire (celui de Douaumont) est le seul qui ait été inauguré à deux reprises par deux présidents de la République successifs. C’est dire son poids mémoriel… Par contre, la question de son impact sur les relations franco-allemandes est plus délicate, puisqu’il s’agit objectivement pour l’armée impériale d’une défaite. Dans l’immédiat après-guerre, la bataille de Verdun est très peu évoquée directement par les autorités de Weimar (par rapport à l’offensive de la Somme par exemple) et c’est surtout dans les années 1930 que les anciens combattants allemands commémorent les événements de 1916 sur la Meuse. On se souvient en particulier des grands rassemblements franco-allemands d’anciens combattants à Verdun. Mais il faut se souvenir qu’alors les anciens combattants allemands sont totalement intégrés aux structures de l’État national-socialiste et constituent pour le IIIe Reich des vecteurs de propagande. Parler à partir de 1936 de « mémoire de Verdun » (ou de la Première Guerre mondiale) en Allemagne, c’est parler de propagande intérieure et extérieure.
Comment analysez-vous l’évolution du souvenir en France de cette bataille depuis 1945 ?
Paradoxalement, alors que les souvenirs de la Grande Guerre aussi bien que les études sur la période 1914-1918 deviennent presque marginaux après la Seconde Guerre mondiale, Verdun conserve un statut à part. Chaque année, les commémorations s’y succèdent avec faste et les anciens combattants, de moins en moins nombreux, s’y retrouvent. Avant que les derniers témoins ne disparaissent, la détermination de quelques-uns d’entre eux, au premier rang desquels Maurice Genevoix, permet la construction et l’inauguration du musée-mémorial de Fleury-Douaumont dans les années 1960 et l’on se souvient aussi bien du discours du général de Gaulle en 1966 que de la visite du président Mitterrand et du chancelier Kohl dans les années 1980. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que depuis l’adresse postale du mémorial est le 1, avenue du Corps européen. Plus largement, au fur et à mesure que se développe dans les années 1960-1970 ce que l’on appellera « l’histoire par le bas » (le récit des souffrances et des sacrifices des soldats du front), disparaît aussi le souvenir de l’histoire « par le haut » (celle de la conduite des opérations et de l’analyse opérationnelle). Or, en réalité, les deux sont indispensables et complémentaires pour comprendre la Grande Guerre dans sa globalité.
Comment jugez-vous les commémorations du centenaire de la Grande Guerre commencées en 2014 et leur écho au sein de la population française ?
Il faut d’abord souligner le caractère extrêmement populaire de ce centenaire. Dans tous les départements de France, jusqu’aux plus éloignés du front, des dizaines de manifestations très diverses ont été organisées par des bénévoles, des amateurs, des scolaires, etc. On peut certes toujours critiquer d’un air hautain certaines activités, mais des dizaines, des centaines de milliers de simples citoyens se sont mobilisés pour rendre hommage à nos aînés et cette réalité n’est qu’une des formes de la véritable demande sociale qui s’exprime dans le domaine de l’histoire, militaire en particulier. Il ne se passe pas de semaine sans que je sois sollicité par une association, une collectivité locale, un musée, un lycée, etc. pour une intervention sur le thème de la Grande Guerre et ces demandes traduisent indiscutablement une réelle attente.
Comprenez-vous l’émotion qu’a suscitée la programmation du concert de Black M lors de la commémoration du 29 mai prochain ?
Bien sûr, et elle est parfaitement naturelle. Selon une formule un peu raccourcie, le sol de la région de Verdun serait constitué pour un tiers de terre, pour un tiers de poussière d’acier et pour un tiers de débris d’ossements humains. Prétendre, en ces lieux, organiser une « méga teuf » pour soi-disant « plaire à la jeunesse » relève de l’ignorance la plus crasse non seulement de ce qu’ont été ces combats mais aussi de ce que peuvent être les attentes ou les réactions de la jeunesse. J’interviens assez fréquemment dans des établissements scolaires ou des séminaires universitaires pour pouvoir affirmer que la jeunesse de France ne se résume pas à ce niveau zéro de la communication.
Je crois savoir que vous faites visiter régulièrement le champ de bataille. Quels conseils donneriez-vous pour visiter ce lieu de mémoire et en apprécier la solennité ?
Comme souvent dans les lieux chargés d’histoire, il faut essayer de les découvrir à pied et en dehors de la cohue. Un petit matin d’hiver près de Douaumont, avec les arbres blancs de givre et le froid qui pique les doigts, est un moment favorable. Souvenons-nous que les principaux points sur la rive droite ou sur la rive gauche ne sont qu’à quelques kilomètres les uns des autres (parfois moins), et progresser de l’un à l’autre sur les sentiers en prêtant attention à la topographie est une expérience tout à fait marquante.