En matière sexuelle, le nazisme défendit des positions étonnantes, dont certaines se retrouvent aujourd’hui, certes soutenues par d’autres arguments, dans les discours les plus progressistes : éducation sexuelle pour les jeunes, combat contre le monopole de la famille traditionnelle, promotion d’une gestation distincte de la maternité… Cette curiosité n’est pas fortuite : elle révèle l’impasse où conduit toute conception rationalisée du corps, ainsi que la vacuité du concept de « libération » sexuelle.
Les idéologies totalitaires, par définition, ne se sont jamais arrêtées à la porte des chambres à coucher, cherchant à imprégner les individus jusque dans leur intimité, et non plus seulement à contrôler leurs agissements publics. Le totalitarisme libéral y est admirablement parvenu, offrant au dogme de la jouissance sans entraves de glorieux triomphes grâce à la consommation étendue jusqu’aux comportements sexuels. En comparaison, les totalitarismes du XXe siècle semblent désuets, presque naïfs, dans leurs maladroites tentatives d’instaurer un ordre moral au-dessous de la ceinture. La plupart n’abordent le sujet que sous l’angle austère de la prohibition, de la dissimulation ou de l’interdiction, s’adjoignant au besoin les services de la morale religieuse, là où le libéralisme se montre plus subtil, puisqu’il instaure un culte vénérant le corps tout en rendant ce dernier malléable, échangeable et disponible comme une vulgaire marchandise.
D’un côté, le tabou aux relents d’hygiénisme victorien, de l’autre, l’exhortation à la libération sexuelle : dans les deux cas, la sexualité se trouve placée sous le signe du sacré, qu’elle porte la trace indélébile du péché originel ou qu’elle permette l’épanouissement absolu de l’individu. À cet égard, le régime nazi se distingue en abordant la question sexuelle de manière radicalement rationnelle : théorisée au même titre que la résorption du chômage ou la production militaire, elle devient un enjeu auquel la politique répond de manière froide, stratégique et comptable.
Incapable d’admettre que les mœurs des dignitaires d’un régime s’étant à ce point illustré par sa démesure et ses fantasmes symboliques puissent se révéler aussi tristement banales que celles de vulgaires employés de bureau, l’imagination collective a souvent érigé autour des élites nazies un décor de luxure sadienne, mêlant débauche et atrocités. On a beaucoup écrit sur l’addiction au sexe de Josef Goebbels, sur les lettres très crues adressées à sa maîtresse Hedwig Potthast par Heinrich Himmler, et sur les lectures privées d’une édition de Mein Kampf reliée en peau d’humain que ce dernier aurait organisées dans un cabinet privé en compagnie de dames du monde.
En réalité, la plupart des figures de proue du parti et des dirigeants de l’État menait une vie ni plus ni moins dissolue que celle de la bourgeoisie de leur temps, entre la tiédeur du foyer, l’atmosphère grisante des cabarets et l’intimité des bordels. L’un des plus connus d’entre eux, le « Salon Kitty », fit l’objet d’innombrables fantasmes : les mémoires de Walter Schellenberg, alors chef du service d’espionnage extérieur, nous apprennent en réalité qu’il ne s’agissait que d’un lieu de rendez-vous comme tant d’autres, et que s’y côtoyaient « des officiers, des demies-mondaines, des hommes d’industrie et tout un tas d’individus habitués des lieux bien avant 1933 ». Rien de semblable au Salo de Pasolini, et « même le plus haut gradé devait payer rubis sur l’ongle, ne pas faire d’esclandre – faute de quoi la patronne des lieux le mettait à la porte sans sommation ». Les nazis sont avant tout des bourgeois allemands élevés dans le respect de l’hypocrisie des conventions, des bonnes manières et de la demi-mesure, qui aiment sincèrement leurs femmes tout en fréquentant les prostituées. Cependant que l’on fait décrocher les nus décorant les différentes salles des ministères, le trafic d’images pornographiques à usage privé connaît un essor sans précédent dans les salons du Reichstag.
Le nazisme contre la famille traditionnelle (et pour la GPA ?)
La voie idéologique dans laquelle s’est engouffrée une large partie de la gauche du XXIe siècle en faisant de la « gestation pour autrui » un combat d’avant-garde fut, de manière ironique, considérablement défrichée par les politiques nationales-socialistes. Ces dernières, obsédées par des objectifs de natalité calculés aussi méthodiquement que les plans quadriennaux, comprirent très tôt la nécessité de séparer la mère, fonction naturelle et sociale institutionnalisée, de la génitrice, fonction corporelle et économique. Parallèlement au culte de la famille, et sans contradiction avec celui-ci, se développa l’idée d’une femme conçue comme « Gebärmachine », c’est-à-dire comme machine reproductive, la sexualité devenant alors un devoir politique de soutien au régime. La famille idéale doit être prolifique : la propagande d’État indique le chiffre optimal de quatre enfants par couple, et les documents officiels évoquent sans complexe « l’élevage de la noblesse du futur ».
À l’initiative de Himmler, des lebensborns sont ouverts dès 1935 : dans ces « fontaines de vie » sous administration directe de la SS, les femmes peuvent donner naissances à leurs enfants illégitimes dans l’anonymat et bénéficier d’un suivi médical. Hitler lui-même s’était à maintes reprises insurgé de la discrimination subie par les enfants illégitimes. Les lebensborns se transforment rapidement en lieux de rencontres où les officiers SS peuvent faire connaissance avec des femmes sélectionnées pour leurs qualités physiques correspondant aux standards aryens, afin de les féconder et ainsi permettre le développement d’une race idéale. Les enfants nés de ces unions eugénistes (environ 10 000 selon les estimations) sont ensuite élevés sur place, aux côtés d’autres enfants enlevés à leurs familles car jugés « racialement valables », ou alors placés dans des familles sélectionnées.
Trop ambitieuse, la politique de natalité n’atteint jamais son but ; loin de se décourager, l’État allemand décide de redoubler d’efforts et de s’attaquer de manière directe aux comportements sexuels des citoyens. La reproduction est un sujet trop important pour que l’État en délègue la responsabilité aux seuls individus. Le nazisme développe une hostilité affichée à l’égard du couple, produit d’un christianisme dégénéré et empêchant l’expansion démographique. « Le couple monogame de longue durée menace la culture allemande et lui est fondamentalement étranger », déclare Hitler en 1934, dans une envolée que ne renierait pas un hippie. De la même manière, le théoricien national-socialiste Ernst Bergmann affirme que « le lien unissant la mère à l’enfant est une création artificielle n’entretenant avec la réalité aucun lien qui puisse justifier de s’opposer à ce que, dans certains cas, les enfants soient confiés à d’autres mères qu’à celles les ayant portés, soit que celles-ci soient inaptes à les élever dans l’intérêt de l’État, soit qu’elles y consentent librement pour le bien de ce dernier ». Que l’on obtienne, en changeant le mot « État » par « individu », le discours exact de certaines associations LGBT, n’est aucunement dû au hasard : c’est la même idée de rationalisation de la reproduction, de la vie et de sa valeur qui est à l’œuvre.
Des citoyens plus jouisseurs que procréateurs
Si l’État requiert des bras, ce n’est pas seulement pour faire la guerre, mais avant tout pour faire tourner des usines à court de main-d’œuvre, car le nombre de chômeurs, qui culminait à 6 millions en 1933, n’est plus que de 1 million en 1936. Le plein emploi, rapidement atteint, provoque même une pénurie de main d’œuvre. Pour cette raison, le nombre de femmes exerçant une activité professionnelle en 1943 a presque doublé depuis 1933, preuve que l’accession des femmes au travail n’est pas le fruit d’un combat libérateur et féministe mais une réponse économique à une demande de production.
S’il faut attendre l’après-guerre pour que la femme productrice soit reconnue en tant que femme citoyenne, elle s’affirme cependant déjà en tant que consommatrice. En effet, l’accroissement de la production s’accompagne d’un développement de la consommation et de sa culture au sein des classes moyennes, phénomène demeuré longtemps dans l’angle mort de l’historiographie. La popularisation des cosmétiques et de la mode, jadis privilèges de la haute bourgeoisie berlinoise, s’observe bien avant la libération, en même temps que se répandent les premiers magazines de vente par correspondance. Dans un premier temps, le régime nazi ne juge pas utile de combattre la libération des mœurs et estime même devoir encourager l’éducation sexuelle des adolescents, comme en témoigne un rapport remis à Bernhard Rust, ministre de l’éducation du Reich, en 1935. L’ancrage de la « Freie Körper Kultur » (naturisme prônant l’osmose avec la nature) dans la société allemande, ainsi que la promiscuité des corps au sein des différentes organisations de jeunesse offrent un terreau fertile à cette entreprise. Pour les autorités, l’essentiel demeure de préserver le potentiel accroissement démographique. L’explosion du nombre de grossesses adolescentes et du taux de transmission des maladies vénériennes chez les moins de 21 ans dans les villes préoccupe bien moins le régime que l’augmentation du nombre d’avortements.
Les Allemands acceptent volontiers la sexualité sans vouloir de la maternité, profitant de la libéralité relative sans permettre à la collectivité d’en récolter les fruits. Malgré la grande défiance du pouvoir, l’usage des moyens de contraception se répand dans toutes les catégories de la population, et l’on trouve bientôt des distributeurs de préservatifs dans toutes les gares et toilettes publiques du pays. La consommation moyenne atteint 70 millions en 1940, signe indubitable du développement et de la normalisation des relations « de passage », mais également de la volonté, au sein des ménages, d’avoir des rapports sans prendre le risque d’une naissance supplémentaire.
Günter Grass écrit que « la société allemande a été préparée par le nazisme à se livrer à la société libérale et marchande », affirmation on ne peut plus valable en matière sexuelle. L’approche purement matérialiste et rationalisée du corps et de la sexualité constitue en effet un point commun à l’idéologie nazie et à la société du désir, même si cette dernière l’a considérablement complexifiée en lui soustrayant notamment l’impératif trop réducteur de la procréation. Poursuivant dans la même direction au cours des décennies suivantes, le régime communiste est-allemand alla même jusqu’à accorder aux homosexuels et aux femmes une reconnaissance et une place bien plus importantes que dans nombre de sociétés dites libérales. Ce paradoxe apparent entre confiscation de la liberté politique et promotion de la liberté sexuelle révèle l’embarras et les contradictions d’une certaine conception militante de la sexualité, qui se voit contrainte de constater que le concept de « libération sexuelle » n’a rien de fondamentalement progressiste ou émancipateur, et qu’il peut se réaliser en démocratie tout aussi bien qu’en dictature, puisqu’il n’est que le maquillage idéologique d’un phénomène essentiellement économique.