Jusqu’au 2 juillet et avant qu’elle ne parte en province, la compagnie des Tréteaux de France représente, au théâtre de la Cartoucherie de Vincennes, une pièce d’Honoré de Balzac mise en scène par Robin Renucci.
La salle est plongée dans un clair-obscur brumeux. Le balzacien éprouve une intense excitation dans l’attente des trois coups. Impossible de rester insensible face à La Comédie Humaine qui s’apprête à s’extraire des pages cornées de nos lectures avides pour prendre vie. Les acteurs montent alors sur scène dans des costumes qui semblent dessinés par Daumier lui-même. Là, le spectateur est vite ensorcelé. Le Faiseur, une des rares réussites théâtrales du grand romancier ne déçoit pas. C’est du Balzac en condensé et transcendé par la scène. Deux heures où se mélangent un humour presque vaudevillesque et une vision féroce de Balzac sur ses contemporains. C’est Eugénie Grandet pimenté par une sauce Labiche.
La dénonciation de l’argent est au cœur de la pièce. On reste dans du classique et le balzacien n’est pas dépaysé. Mercadet, le personnage principal joué magistralement par Bruno Cadillon, est un Madov de la monarchie de juillet. Ce financier roublard est ruiné par ses mauvais placements et la fuite en Inde de son associé, Godeau. Les dettes accumulées ne l’empêchent pas de continuer ses affaires. À défaut d’argent c’est la duperie et le mensonge qui le maintiennent à flot. Toujours proche du naufrage, il continue à naviguer dans l’océan de la finance. Les créditeurs virevoltent autour de lui dans un balai incessant. La pièce tient de l’autobiographie. On croirait presque voir Balzac harcelé par ses multiples fournisseurs et contraint de fuir par l’arrière cour de sa maison. Mais comme pour Balzac dont les dettes étaient un moteur créatif, elles sont pour Mercadet un combustible qui alimente ses scabreuses transactions boursières.
Le maître invisible
Le seul espoir pour casser cette spirale infernale est un hypothétique mariage d’une fille laide et sentimentale ou l’improbable retour du mystérieux Godeau. Nous ne sommes pas chez Beckett, mais toujours chez Balzac au pays de l’argent roi. L’argent qui détruit, salit et corrompt tout. Pas d’amitié sincère face à l’or, pas d’amour authentique face aux titres boursiers, pas de tendresse filiale lorsque les enfants deviennent de simples pions à avancer sur l’échiquier des stratégies familiales. La politique et le journalisme ne sont pas épargnés, accusés de cynisme et de corruption. Nous sommes sous le règne de Louis Philippe mais nous pourrions tout aussi bien être en 2016. L’intemporalité est une des marques du génie, Balzac le prouve assurément. Les personnages pourraient porter des costumes Gucci de traders comme dans une précédente mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota mais nul besoin de ces artifices pour saisir la force visionnaire de cette pièce.
Balzac perçoit et dépeint l’avilissement d’une société face au nouvel ordre bourgeois et capitaliste qui débute en cette première moitié de XIXe siècle. C’est tout un monde qui bascule alors comme l’analysait admirablement Pierre Barberis dans Le monde de Balzac : « Au capitalisme limité, familial, n’excluant pas encore les relations humaines et personnelles, succède un capitalisme anonyme qui se fond à l’air même qu’on respire et à la nature des choses. L’argent, concentré dans les banques et les sociétés, devient le maître invisible de centaines de milliers d’hommes. » Robin Renucci et sa troupe nous régalent en remettant la lumière sur cette pièce qui dénonce avec humour et caricature ce maître toujours aussi dominateur.