Dans La colline inspirée (1913), Maurice Barrès décrit le conflit qui oppose deux formes a priori antagonistes de l’expérience religieuse. D’un côté, l’enthousiasme mystique issu de la prairie, de l’autre, la rude discipline imposée par la chapelle. Pour l’écrivain, ces deux conceptions doivent être réconciliées.
[Article initialement paru dans la revue PHILITT #2 consacrée à la terre et à l’enracinement.]
C’est commettre une erreur que d’opposer radicalement le temporel et le spirituel. Le manichéisme des catégories pures échoue toujours à saisir la résonance des phénomènes. Dieu lui-même a manifesté son souci du temporel en s’incarnant dans un corps et, par conséquent, dans un temps et dans un lieu. Si le spirituel demeure premier, il se déploie dans le temporel. De même, le temporel est sans cesse éclairé par le spirituel. Pour reprendre le mot d’Emmanuel Mounier, « la connaissance naturelle veut que ce soit de l’étreinte du particulier que jaillisse la contemplation de l’universel ». Une intuition que partage Maurice Barrès lorsqu’il écrit en exergue du premier chapitre de La colline inspirée : « Il y a des lieux où souffle l’esprit. »
Ainsi, la terre – source du nationalisme barrésien et de son pathos romantique de l’enracinement – est abordée sous un aspect différent. Celui qui fut député boulangiste s’éloigne un instant de la terre du Roman de l’énergie nationale pour tenter d’expliquer l’avènement, au sein des âmes, du sentiment religieux. Sentiment suscité par certains lieux terrestres qui sont des manifestations du spirituel dans le temporel : Lourdes, la Sainte-Baume ou encore la Montagne Sainte-Victoire. Mais c’est la colline de Sion-Vaudémont en Lorraine qu’a choisie pour son roman l’enfant du pays, « sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges ». Un lieu de pèlerinage consacré à la Vierge Marie et dont la fratrie des Baillard (Léopold, François et Quirin) ambitionne de faire renaître la gloire passée. Les trois abbés, menés par l’aîné Léopold, puisent dans la chair du domaine la force nécessaire à leur entreprise. L’inspiration d’abord et l’ardeur ensuite font rapidement de Sion-Vaudémont « une ruche active et industrieuse, où la prière et le travail se succédaient avec bonheur ».
Pour Barrès, la colline en question porte en elle la grandeur du catholicisme lorrain. Pourtant, le pouvoir mystique d’une telle nature ne s’explique pas par sa beauté intrinsèque ou par l’histoire dont elle fut le témoin. La force spirituelle de la colline de Sion-Vaudémont est antérieure à tout événement temporel, et les fantaisies de l’imagination qu’elle peut susciter lui survivraient même si le paysage se voyait modifié. Dieu a marqué de son empreinte une parcelle de l’espace dont le destin est d’inspirer pour toujours. « Dans notre âme, comme sur la terre, il existe des points nobles que le siècle laisse en léthargie », écrit Barrès. À l’union de l’âme et du corps répond celle de l’esprit et de la prairie (ou colline, les deux sont synonymes pour l’auteur). La sainteté est un don qui peut être partagé par les hommes et par les lieux. La terre a elle aussi droit à des moments de grâce.
Une dialectique de la foi
La colline inspirée est l’histoire d’une lutte entre la matière et la forme de l’esprit. D’un côté, la prairie qui produit des intuitions mystiques et, de l’autre, la chapelle – c’est-à-dire l’institution religieuse – qui ordonne et régule. Tout au long du roman, l’autorité ecclésiastique, incarnée par l’évêque et le père Aubry, accuse Léopold d’être un schismatique. Pour Barrès,la dérive religieuse qu’incarne l’aîné des Baillard – notamment après qu’il a reçu l’enseignement hérétique de Vintras à Tilly – ne doit pas être condamnée en elle-même. C’est à l’Église d’appréhender ses enfants tumultueux et de les ramener dans son giron. La chapelle doit pardonner et non excommunier. De même, l’adorateur de la prairie doit comprendre que, pour s’extirper du particularisme de sa foi, il doit réintégrer la communauté des croyants.
Barrès souligne tout de même le primat chronologique de la prairie sur la chapelle. C’est parce que les hommes ont d’abord été émus par les traces que l’esprit laissait dans ces lieux élus de Dieu qu’ils ont eu l’idée de fonder des cultes. La chapelle unit et propage le sentiment religieux. Elle consacre en rendant au centuple ce qui lui a été donné : « Visiteurs de la prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente. »
Aux yeux de Barrès, il n’est donc pas question de choisir entre la colline et la chapelle, mais bien plutôt de comprendre leur interdépendance : « Ah ! plutôt qu’elles puissent, ces deux forces antagonistes, s’éprouver éternellement, ne jamais se vaincre et s’amplifier par leur lutte même ! Elles ne sauraient se passer l’une de l’autre. Qu’est-ce qu’un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle ? Qu’est-ce qu’un ordre qu’aucun enthousiasme ne vient plus animer ? »
La colline représente une matière spirituelle brute qui, laissée à elle-même, peut conduire à des hérésies.L’homme qui éprouve l’esprit incarné dans la terre peut vite en être submergé et se perdre dans des divagations éloignées du dogme imposé par l’Église. « Tout l’être s’émeut, depuis ses racines les plus profondes jusqu’à ses sommets les plus hauts. C’est le sentiment religieux qui nous envahit. Il ébranle toutes nos forces. Mais craignons qu’une discipline lui manque, car la superstition, la mystagogie, la sorcellerie apparaissent aussitôt, et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviennent des lieux de sabbat », prévient l’auteur des Déracinés.
Cette mise en garde renvoie à une tension inhérente au personnage même de Barrès, celle entre individualisme et nationalisme. Comme le souligne son biographe Yves Chiron : « Le Barrès désenchanté et sceptique de Sous l’œil des Barbares ne se renie pas en découvrant les vertus du patriotisme, de la terre et des morts ; il s’accomplit, trouve l’objet de sa quête. » De même, le pèlerin qui arpente la colline et qui s’abreuve à la source du temporellement spirituel doit terminer son chemin sur le banc d’une chapelle. En dernière instance, La colline inspirée met en scène une dialectique de la foi : « L’église est née dans la prairie et s’en nourrit perpétuellement, – pour nous en sauver.»