Jusqu’à la fin de sa vie, Jacques Maritain explora le désir de Dieu grâce à l’exercice philosophique uni à sa vie intime. Il est impossible de comprendre sa pensée sans revenir à l’influence de Léon Bloy et au cœur à cœur avec sa femme Raïssa. Sa sensibilité puritaine semble répondre à un dandysme spirituel au point d’épurer jusqu’au bout le savoir romantique en l’intellectualisant par une mystique angélique, celle de l’amour fou.
Né à Paris en 1882 dans une famille de la bourgeoisie protestante, libérale et républicaine, petit-fils de Jules Favre, Jacques Maritain découvre la philosophie au lycée Henri IV. Épris d’utopisme, sa rencontre avec Charles Péguy nourrit en lui un socialisme héroïque. Alors qu’il défend la cause des socialistes russes pourchassés par le Tsar, il fait la connaissance de Raïssa Oumançoff, jeune juive qui a fui les pogroms en Russie.
Déçus tous deux par le scientisme ambiant du milieu universitaire de l’époque, poussés par une fièvre romantique où le suicide se confond avec le martyre, Jacques et Raïssa promettent de se donner la mort au jardin des Plantes s’ils ne trouvent pas de sens à leur vie. Conseillés par Péguy, ils assistent aux cours de Bergson au Collège de France. Fort de l’audace propre à la pensée romantique, le disciple de Schelling réconcilie Jacques avec le « désir métaphysique » (De Bergson à Thomas d’Aquin).
La lecture de La Femme pauvre incite les Maritain à rencontrer Léon Bloy qui les saisit d’emblée par sa démesure et son esprit de pauvreté. Lui-même d’abord issu du milieu révolutionnaire anticlérical, Bloy a été le souffle incantatoire privilégié pour s’évader d’une Sorbonne étouffante de conformisme. Il a été leur parrain de baptême mais, surtout, le parrain de leur mystique. Une brûlure puritaine.
Un dandysme spirituel
Si Maritain évoquait avec admiration les accents jansénistes du Pamphlet contre les catholiques de France dans lequel Julien Green plaide finalement contre lui-même, le plus curieux reste l’intervention de Maritain pour qu’une édition quelque peu expurgée soit publiée de Sous le soleil de Satan de Bernanos dans sa collection Le Roseau d’Or. Alors qu’il voyait d’un mauvais œil la proximité dramatique et subtilement orthodoxe entre l’abbé Donissan et Mouchette, il préférait les romans de Bloy où, pourtant, éclate « une solidarité étroite entre les figures lucifériennes et angéliques », portés par « une apologétique de l’effroi » (Pierre Glaudes), occasion de se faire le dandy de Dieu en le séduisant par une bouderie gothico-flamboyante destinée à solliciter la grâce divine. Inspiré par Barbey d’Aurevilly, son modèle-rival, il y a en effet chez Bloy « une forme de dandysme paradoxal, si l’on veut, qui consiste à se constituer un personnage littéraire. Et si le dandy, au fond, est un personnage littéraire qui se distingue de l’homme du commun, Bloy, en voulant être le mendiant ingrat, le pèlerin de l’absolu, le périgourdin rimant avec gourdin, fait œuvre de dandysme » (Pierre Glaudes).
On reconnaîtra sans effort avec Raïssa Maritain que la geinte poivrée de Bloy n’est pas médiévale : son invective enfiévrée, cette emphase à la recherche du mot rare, son goût de l’hermétisme, ont un accent très « queue de siècle ». Son esthétique saturée de symbolisme sublime le Moyen Âge comme elle délire sur Napoléon. Bloy reste traversé par la frénésie byronienne, tributaire par exemple « d’un stéréotype des années 1830 : l’enfant de Bohème, la courtisane repentie » (Pierre Glaudes), ce qui peut éclairer, en partie, sa relation mystico-érotique avec la prostituée qu’il convertit, Anne-Marie Roulé. Bloy est littéralement intoxiqué par la mythologie romantique où le péché se fait condition d’une divinisation monstrueuse comme on peut la rencontrer dans les récits gothiques et puritains. Sous cette configuration, Lucifer et le Paraclet se confondent en obéissant à la logique d’un salut apocalyptique et auto-destructeur, guère éloignée de l’apocatastase, cette grande réconciliation de la fin des temps entre Dieu et le diable.
On peut se demander si Maritain n’a pas donné prise à une telle théosophie quand il rejoint l’idée de Maistre, grande influence de Bloy, selon laquelle la satanique Révolution était un mal voulu par Dieu, renvoyant au thème de l’augustinisme puritain par excellence : le mal entraîne un bien. Certes, Maritain prend le soin de rappeler que son « affaire est de chercher le positif en toutes choses, d’user du vrai moins pour frapper que pour guérir », mais à qui donne-t-il ce pouvoir de guérir ? Une chose est d’avancer que le diable joue dans la logique du salut, malgré lui, une autre est de voir Satan tomber comme l’éclair en tant que Saint-Esprit qui se révèle dans l’univers du Mendiant ingrat.
On retrouve justement les traces de cette ambivalence dans la lecture que Maritain propose du judaïsme, très proche de la dialectique perverse de Bloy selon laquelle « l’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain, comme une digue, pour en élever le niveau ». Bernanos objecte à Maritain que « ce qu’il dit des Juifs pourrait s’écrire à peu de chose près du diable dont le rôle dans l’activation terrestre ne me paraît pas négligeable. Je lui ferai seulement observer qu’un peu de levain fait lever la pâte et que trop de levain la surit ».
Bloy n’est certes pas un théologien, ce qui ne l’empêche nullement de développer des positions métaphysiques au travers de son esthétique symboliste. Emporté par l’énergie prométhéenne, il élabore un anarchisme spirituel, une fascination esthétique du péché. La littérature devient le champ d’exploration d’un « Évangile lunatique » (Carnet de notes) où les frontières entre la mystique et la littérature éclatent pour manifester l’impatience d’un salut. Si Maritain semble avoir purifié le dandysme noir de Léon Bloy en convertissant le Lamento de ce Pierrot de Dieu en respectable mystique de professeur, il a aussi transformé cette initiation à la belle ingratitude en un frisson privé au service d’une pensée soigneuse et pathétique.
Ainsi la fausse opposition entre le rationnel Maritain, jeune philosophe féru de sciences naturelles, et le vitupérant Bloy, sorcier des Là-Bas qui tonnent, s’éclaire-t-elle si et seulement si on comprend que l’influence profonde du parrain sur son filleul déborde le cadre de la littérature. Il a été le germe poétique de sa mystique lunaire, celle des « petits troupeaux » et « des minorités prophétiques de choc ».
Le « miel lunaire à la rose des vents » (Apollinaire)
Imprégné de ce dandysme spirituel, le cœur à cœur entre Jacques et Raïssa manifeste un iconoclasme intime où l’abstinence trouve à s’exercer dans un cadre rigoureusement intellectuel. Mariés civilement avant leur baptême, la date choisie pour le vœu définitif, à la cathédrale de Versailles, fut le 2 octobre 1912, en la fête des Saints Anges Gardiens.
Cet « amour fou » comprend à l’évidence une aspiration angélique où l’intelligence se confond avec un « apostolat thomiste » en cherchant à singer la vie de l’Ange de l’école dont on sait qu’il avait développé toute une angélologie grâce notamment à l’apport du Pseudo-Denys. Une telle pré-dilection incline toutefois à amoindrir l’insistance que l’Aquinate accordait à la famille. Ce christianisme diplomatique et intellectuel, gagné par l’appel d’un « Malheur à moi si je ne thomistise pas ! » (Les Grandes amitiés) s’éloigne, sans le renier, d’un lien sacramentel lui-même réduit à un corps « mystique » en clair de lune et à une pastorale solitaire (Liturgie et contemplation), à l’image de la chapelle privée dans leur maison de Meudon, où venaient communier Cocteau, Massignon et tant d’autres au point de « [galoper] sur le système » de Paul Claudel, écœuré d’y rencontrer « le snobisme, le goût de la réclame, le mauvais français et les sympathies surréalistes » de l’élite culturo-mondaine de l’époque.
De cet « individualisme anarchique » (Lubac, Catholicisme), la communion charnelle entre Raïssa et Jacques s’opère ici essentiellement dans un déploiement intellectuel, une esthétique du dépouillement. Leurs enfants, ce sont leurs livres. Leurs livres, ce sont leurs grandes amitiés. Celle qui tourne les pages, c’est Véra, la sœur de Raïssa.
Après avoir fait sa mue de la passion romantique ou au travers d’un amour authentique qui réclame une maturité affective, « l’aimant se donne vraiment à l’aimé et l’aimé à l’aimant comme à son tout. Autrement dit, s’extasie en elle ou en lui, ce fait, bien que restant ontologiquement une personne, une partie qui n’existe plus que par et dans ce tout, qui est son tout. Cet amour extrême est l’amour fou ».
Ce dandinement affectif, pleinement là et totalement ailleurs, rejoint les définitions que Maritain formule entre amitié (donner d’abord ce que l’on a et ce que l’on est indirectement) et amour (donner directement ce que l’on est). Cette casuistique du cœur ne se trouve nulle part chez Thomas qui parle simplement d’un « amour d’amitié » (Yves Floucat, Julien Green et Jacques Maritain. L’amour du vrai et la fidélité du cœur). Malgré les degrés dans le don de soi, malgré l’intensité amoureuse, le bon sens populaire retient surtout que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ; l’amour est toujours à corps perdu : il se donne, dans son être, à travers sa peau. Sans jamais se raconter d’histoires, le corps, qui sait déjà sa chute, contient la vraie passion, la seule qui ne soit pas un jeu de rôle : « C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits » (Artaud, Le théâtre et son double).
L’amour fou entre ces deux Mendiants du Ciel se veut plus isolant que trait d’union à Dieu. C’est une mystique impeccable, propre sur elle, où la passion tire davantage sa source dans un fin’ amor scolastique, un lyrisme vaporeux et spiritualisant, un système inachevé lui prêtant un accent authentique, proche du tic universitaire, que dans un corps à corps, avec son assomption tragique, sa Nuit des sens. Justement, leur rapport au corps reste très ambigu, au risque, parfois, de laisser quelques traces d’un gnosticisme à fleurets mouchetés, en la faveur d’un dualisme aussi larvé qu’agressif, confirmant l’influence déterminante de Bloy : « Je suis malade parce que la maladie m’est salutaire », confie-t-elle à son parrain dans Les Grandes amitiés et Jacques Maritain écrit dans Humanisme intégral qu’ « on ne peut pas toucher à la chair de l’être humain sans se salir les doigts. Se salir les doigts n’est pas se salir le cœur ».
Voilà deux solitudes dans un grand tout solitaire où le rapport affectif avec Dieu est esthétisé en clair-obscur, telle une aquarelle, presque une utopie, « à la surface du bouillonnement d’Apocalypse, [n’en percevant] que l’écume » (Bruckberger, Bernanos Vivant). Héritiers du Jésus « lunatique » de Léon Bloy, ils sont à côté, l’un pour l’autre, de lettre en lettre, en classe, présents, irréels, plongés dans leur pathos cristallin, convaincus que la charité doit « liquéfier leur cœur » (« Religion et culture, II », Esprit n°4, janvier 1933). Ce n’est pas une nuit de l’Esprit, c’est une lune sans nuit, une éclipse, un amour cendré et théologal où les concepts y « dorment comme les apôtres au Mont des Oliviers » (Les Degrés du savoir) au point que « la vision béatifique est, pour Maritain, un acte de solitude absolue, la personne individuelle seule face à Dieu » (Cavanaugh, Torture et Eucharistie).
Il reste dès lors à explorer comment Maritain approche sa nouvelle chrétienté pour justifier ce christianisme errant, « sentimental [et] romantique sans le savoir » (Maurice Blondel).