L’œuvre de Léon Bloy repose sur l’usage immodéré de la parole. Mais la production abondante de cette figure à contre-courant ne doit pas nous faire postuler l’idée d’une œuvre construite comme une expérience intrinsèque au langage, autotélique, mais comme une médiation vers ce qui n’est pas de la littérature : le silence du Verbe.
La parole littéraire de Bloy est tonitruante dans sa dimension pamphlétaire, baroque dans sa dimension esthétique et contemplative dans sa dimension diaristique. Elle place cette pluralité poétique sous le signe de l’abondance et de l’excès. En considèrant l’insuffisance ontologique de la réalité sociale et temporelle, l’écrivain se donne pour unique projet artistique la négation de cette dernière en lui conférant un rôle d’opérateur symbolique. Pour faire taire le monde moderne il faut, paradoxalement, en faire une matière artistique récurrente. Bloy n’a jamais vraiment cessé d’écrire, et pour lui, écrit Philippe Muray dans ses Exorcismes Spirituels, « il n’y a pas de circonstances méprisables, puisqu’elles sont toutes divines. Un train raté à minuit, une lettre qui arrive ou qui n’arrive pas, un déménagement, la lecture biscornue d’un Psaume, tout est noté, tout est passé au crible d’une volonté de décodage inébranlable ».
Le travail de l’écriture chez Bloy, rendu éreintant par les tribulations financières qui viennent le rythmer, est frénétique dans sa propension à accabler le monde moderne, que ce soit par l’entremise d’un règlement de compte personnel, ou la composition de romans qui évoquent un Moyen Âge sublime qui a le mieux reflété la Passion du Sauveur et son retour prochain, antithèse de la société moderne qui l’a renié et dont le reniement est toujours l’affirmation de sa présence.
Mais surtout, l’apocatastase littéraire de Bloy, qui veut la réitération permanente de la parole révélée, se donne pour visée téléologique de retourner à l’origine de la parole première, ineffable, celle du Verbe. Voici ce qu’écrit Léon Bloy au poète belge Émile Verhaeren à ce sujet : « J’ai tout tenté pour n’être point un homme littéraire et je vous aime parce que vous avez écarté de moi ce piteux éloge. J’ai passé ma vie à redouter infiniment d’être un ouvrier de mots et de phrases ou de n’être que cela. J’ai cherché par les voies de la plus invraisemblable désolation le Seigneur Jésus, le Dieu vivant. Je l’ai cherché d’une recherche éperdue. Je me suis fait l’époux d’agonie sans nom ni mesure et configuré mon style à ces agonies dans l’espoir, probablement insensé, de répercuter les tortures du Sabachtani. »
L’esthétique du silence
La profusion de la parole chez Bloy, qui a pour finalité de révéler un sens caché, se fait donc en vue de répercuter l’écho de la souffrance du Christ, c’est pourquoi il s’agit aussi d’une littérature doloriste, celle du Désespéré et de La femme pauvre, non pas par goût de l’affectation pathétique, mais pour indexer la poétique à un patronage spirituel. À cet effet, cette parole doit établir un lien avec le silence premier, que Bloy a voulu répercuter, par l’art paradoxal qui fut le sien. « La parole a la suprématie sur le silence », écrit à ce sujet le philosophe Max Picard dans Le monde du silence. « Mais la parole dépérit quand elle n’est plus en rapport avec le silence. Aussi importe-t-il que le monde du silence, qui est aujourd’hui dérobé à la vue, soit à nouveau manifesté, non pas à cause du silence, mais à cause de la parole. » Affirmation oxymorique corroborée par Bloy dans son œuvre, tout comme lorsqu’il affirmait dans son Journal : « Je dis que la plus belle musique, même d’église, ne paraît belle que parce qu’elle est l’occasion de pressentir la vraie musique, l’harmonie divine qui est au fond du Parfait Silence. »
Une conception qu’on peut aisément transposer de la musique à la littérature en vertu de la théorie bloyenne selon laquelle l’art est toujours un lieu de dévotion. Le renversement oxymorique, à l’origine de la « parole silencieuse » de Bloy, repose sur l’idée selon laquelle, si le Verbe était présent dès le commencement, et s’est fait chair en tant que Verbe, il vise malgré tout à retourner au silence premier. Si le Verbe se donne comme révélation sensible, par la médiation des Écritures, c’est parce que l’homme déchu n’entretient plus une relation d’amitié parfaite à l’égard de Dieu. Il faut que le Verbe de Dieu se manifeste dans celui des hommes, mais sa primauté sur ce dernier ne saurait être remise en question. Toujours est-il que lors de l’avènement de ce moment eschatologique et peut-être, pour le « pèlerin de l’Absolu », millénariste, comme il l’écrit dans l’Exégèse des lieux communs : « on ne verra presque plus Jésus, la Parole semblera s’éteindre, la Prédication, autrefois apostolique, cessera ; cependant qu’à l’autre extrémité du ciel apparaîtra la prodigieuse Face d’or de Celui qui se nomme lui-même, incrustablement, le Silence ! »
Une telle entreprise ne repose néanmoins pas sur la seule théologie personnelle de Bloy, qui confère au sentiment millénariste un rôle moteur dans l’interprétation de la trame de l’histoire (à ce sujet, se référer à Pierre Glaudes et Albert Béguin), sentiment qui est entièrement tendu vers l’attente du règne du silence. Elle est aussi le réinvestissement de la pensée augustinienne qui, si elle s’est réalisée dans une copieuse production littéraire, se gardait toutefois bien d’attribuer au langage un pouvoir de révélation, en vertu du fait que la vérité, écho du parfait silence, précède le langage, et élit domicile dans l’âme. Les mots ne servent qu’à convoquer le souvenir de la vérité dans l’âme. « C’est au-dedans de moi que la vérité, qui n’est ni hébraïque, ni latine, ni grecque, ni barbare, et n’a besoin ni de la bouche, ni de la langue, ni du son des syllabes – me clamerait : Oui, il dit la vérité », écrivait le père de l’Église dans ses Confessions. S’il faut tout de même préciser que la conception augustinienne ici exposée s’inscrit avant tout dans une problématique d’ordre exégétique, elle est malgré tout constitutive d’une certaine esthétique du silence qui a traversé la civilisation chrétienne. Elle semble aussi s’articuler avec l’intentionnalité artistique paradoxale de Bloy.
Silence et bruit moderne
Cet usage du paradoxe n’est pas sans conséquence sur la piété de l’écrivain, comme il l’écrit en juin 1893 : « Saintes écritures. Plus je comprends, plus je m’enfonce dans les ténèbres. Dit à Alcide Guérin, l’ami fidèle : – Vous êtes fait pour le silence et la joie. Je suis fait pour le bruit et la douleur. » S’engager sur le terrain de littérature, même sous le tropisme du paradoxe, c’est, pour Bloy, une épreuve spirituelle et herméneutique, cela revient à contredire l’affirmation biblique « Je suis celui qui suis », car comme nous le dit saint Augustin dans De la Doctrine chrétienne : « Je ne connais qu’une chose, c’est que Dieu est ineffable ; mais si ce que je dis est ineffable, comment le dire ? Dieu ne doit pas même être dit ineffable, parce que c’est dire quelque chose de lui. » La rupture du silence trouble le maintien dans la connaissance de Dieu. Mais parce qu’elle se fait en vue de réinstaurer le règne du Verbe, qui est la manifestation de la parole révélée, elle demeure une opération nécessaire non plus uniquement sur le plan artistique, mais sur celui de la charité.
Le silence bloyen, qui se fait jour paradoxalement par la profusion de la parole littéraire, est ainsi, en s’appuyant sur les fondements patristiques précédemment exposés, le contraire du bruit moderne. Voilà pourquoi Bloy souhaite, selon la formule qui consacre son Exégèse des lieux communs, obtenir le « mutisme » du Bourgeois, non pas en le caractérisant socialement, mais en attribuant un sens théologique et providentialiste au néant de ses énoncés. Quand la parole creuse s’efface, le silence, qui est le signe du commencement mais aussi de la fin des temps, peut être conquis artistiquement. « Le silence est un phénomène premier qui est toujours à la disposition de l’homme. Il n’y a point d’autre phénomène premier aussi présent à chaque instant que l’est le silence », affirme Max Picard, ajoutant plus loin : « La poésie vient du silence et a la nostalgie du silence. Comme l’homme lui-même, elle est en route d’un silence vers un autre silence. Elle est comme un vol au-dessus du silence, elle tournoie au-dessus de lui. » Le sens poétique de Bloy conduit ainsi au silence premier et c’est la donnée qui vient expliquer le statut solitaire de l’écrivain, sa postérité secrète, et voici ce qu’il écrit à cet égard dans la préface des Histoires Désobligeantes : « Le silence, la misère, les chagrins affreux, voilà ce qu’il me fallait pour devenir le monstre invincible. »
Invincibilité qui découle de la volonté de ne pas faire une œuvre littéraire pour dire les maux du temps, en imitant la société ou la nature, ni de s’inscrire dans l’histoire de l’art, mais pour imiter ce silence premier, et « configurer [son] style » à la souffrance christique. « C’est dans le silence que se rencontrent d’abord l’homme et le mystère ; mais la parole qui vient de ce silence est originelle comme la première parole qui n’avait encore jamais rien dit : c’est pourquoi elle est en état de parler du mystère », affirme Picard : ainsi la parole bloyenne veut recommencer, à chaque instant où elle se manifeste, le surgissement du silence de cette parole première, parce qu’elle connaît le mystère. C’est toujours cette poétique qui veut remonter à la source de ce silence et le faire se réverbérer dans l’œuvre qui prime sur les considérations idéologiques, et qui nous indique qu’il faut considérer l’antimodernité de Bloy non pas comme une simple doctrine temporelle mais comme un geste métaphysique pour faire résonner dans sa postérité comique, dramatique et poétique les vérités révélées. Nous concluons ainsi sur le dessein artistique qui vise à faire perpétuer le silence en même temps qu’il le préfigure, méditation artistique qui fait écrire à Bloy, le 30 mai 1892 : « Je chemine en avant de mes pensées en exil, dans une grande colonne de Silence. »