L’image des nouvelles pratiques chrétiennes d’Occident est celle de foules en liesse, baignées dans l’euphorie jusqu’à la transe. L’exultation ostentatoire de l’évangélisme américain a remplacé les accents suppliants, tendant à occulter la souffrance. Pourtant celle-ci est inévitable pour qui regarde la condition humaine en face. C’est en regardant vers l’Orient que l’on retrouve la source et le sens chrétien des larmes.
Le père Séraphim, prêtre orthodoxe français retiré au monastère russe de Valaam, voyait dans la capacité de l’Homme à souffrir sa croix, son bien le plus précieux. Conception étonnante à première vue puisque le christianisme proclame la Rédemption et la victoire du Christ sur la mort. On pourrait croire que la souffrance est abolie, qu’il n’y a là qu’un motif immédiat et absolu de joie. D’ailleurs, les sociétés contemporaines occidentales, tout comme les nouvelles sensibilités chrétiennes qui y voient le jour, tendent à occulter nos douleurs et nous laissent miroiter l’opportunité de les fuir. Pourtant, il n’y a sans doute que la mort ou la dureté du cœur qui leur font réellement échec. D’ailleurs, la béatitude éternelle, par définition, n’est pas mondaine. La finalité vers laquelle toute la vie chrétienne est tendue n’est pas d’ici-bas, car le Fils est seulement le « chemin » vers le Père. Il y a donc une voie à suivre librement et à parcourir, une vie à vivre avant l’Éternité. Et l’homme vivant est nécessairement un homme souffrant. Renoncer à souffrir, c’est renoncer à vivre. Or il convient d’affirmer avec Saint Irénée de Lyon que « la Gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ».
L’indépassable souffrance de la race adamite
Le père et théologien orthodoxe Boris Bobrinskoy décrit parfaitement l’implication ontologique selon laquelle « la réalité du mal s’impose à l’homme de l’intérieur, en le soumettant à sa puissance destructrice ». On comprend donc que la souffrance est la profondeur de tout homme, sa mesure. Assurément, celui qui l’ignore tout à fait demeure superficiel. Car même le christianisme n’a pas éradiqué le mal. Il en triomphe, ce qui est tout autre chose. Le Christ n’a pas changé l’homme, il ne l’a pas « augmenté » comme entend le faire le deus ex machina moderne. Il l’a cependant exhaussé, hissé vers Dieu malgré sa nature pécheresse. C’est ainsi que l’on peut entendre que la joie profonde qui rayonne sur le visage du sage contemplateur est douloureuse, car elle est le fruit d’un combat acharné contre la dureté de l’âme « qui ne veut pas verser de pleurs », pour reprendre les termes d’Évagre le Pontique.
Le Psaume 50 (51) est à ce propos particulièrement évocateur lorsqu’il décrit « le sacrifice qui plaît à Dieu » comme celui d’un « cœur brisé et broyé » qu’Il ne repousse pas. Il n’y a que le cœur dur, le cœur orgueilleux et le cœur qui fuit la repentance qui s’éloigne encore de Lui car il s’enferme, s’obstine et se satisfait dans la corruption du péché. Alors le cœur brisé qu’évoque le psalmiste, terrifiant a priori, est en réalité enviable. Il est certes douloureux, c’est cependant une douleur plus saine que tous les sourires fiers et feints.
Le don des larmes : de la souffrance à la joie
Dans la tradition chrétienne orientale, la souffrance aboutit aux larmes, lesquelles sont vécues comme un véritable don et non pas comme un échec. La médiéviste Myrrha Lot-Borodine décrit ce don des larmes comme l’ « exutoire de la peine intérieure, antidote à toutes les sécheresses ». Et il est vrai que même dans la tristesse naturelle, celle qui naît des passions inassouvies, les pleurs sont déjà une mise en veille de l’intellect obstiné au profit d’une expression du cœur, comme une prière inintelligible, qui pourtant est bien le cri d’appel au secours d’un souffrant. Les larmes, « sang des blessures de notre âme » selon Grégoire de Nysse, sont aussi l’eau d’un baptême renouvelé, qui purifie, lave des péchés, lorsqu’elles signent une contrition profonde. Et au bout du douloureux chemin, sous la plume du moine Macaire-Syméon, ce sont « des perles précieuses que le flot de ces bienheureuses larmes ».
Les pleurs ne sont donc pas la boue, l’aliment nuisible d’une vaine souffrance ou d’une tristesse inextinguible. À leur source, une dynamique, une énergie est à l’œuvre. Et celle-ci transforme le cœur de pierre en cœur de chair, le purifie, puis l’illumine. C’est là une expression grandiose de la mystique chrétienne orientale qui n’est pas catégorique, figée dans l’absolu du bon ou du mauvais. Car comme le note Boris Bobrinskoy : « le christianisme de la Renaissance et des temps modernes a eu trop tendance pourtant à réduire le mal à une abstraction de l’esprit, dont la réalité s’évanouissait devant l’analyse conceptuelle, ou à un non-être, ou plus exactement une privation de bien. » Une tendance particulièrement marquée en Occident, non pas — en tout cas pas uniquement — du fait de l’Église, mais bien plutôt de la tradition intellectuelle qui domine tous les domaines depuis les débuts du règne de la modernité.
Héritage oriental
Ainsi, l’Occident se maintient dans une attitude craintive face aux manifestations extérieures de la Grâce et ne connaît plus qu’un reliquat de mysticisme — monopole des saints que le monde profane prendrait volontiers pour des fous. L’immixtion palpable de la mondanité dans l’Église est un marqueur de la pratique occidentale contemporaine : comme si la vie chrétienne devait se faire suffisamment discrète et conforme pour ne pas dénoter de trop dans un paysage athée. Un mouvement déjà ancien qui suscite en réaction une pratique ostentatoire, toute vécue dans l’exultation et selon les codes actuels du spectacle. L’insinuation des sensibilités évangéliques notamment, jusque dans les pratiques catholiques, marque certes un retour des larmes. Mais il s’agit là bien souvent des symptômes d’un réjouissement momentané, arraché dans un frisson d’émotion collective. Le « renouveau charismatique » des années 1970 a bouleversé le christianisme occidental en mettant l’accent sur le don de Dieu à l’homme plutôt que sur le mouvement de l’homme vers Dieu. Si le chrétien oriental supplie avant toute chose, sollicitant sans cesse la pitié du Christ, le chrétien occidental le loue. Le péril étant de faire oublier que la souffrance inévitable de l’homme a toute sa place en chrétienté. Et entre protestantisme et « festivisme », la spécificité du christianisme des origines décline.
Mais si les églises d’Orient, elles, vivent encore de cette tradition, c’est aussi parce que bon nombre d’entre elles vivent encore pleinement dans la souffrance. En Russie au XXe siècle, aujourd’hui en Syrie, en Irak ou en Egypte, on a redécouvert « la confession et le martyre comme condition normale de l’existence chrétienne » ainsi que l’écrivait Olivier Clément. Or certes, l’Occident chrétien ne connaît plus la même violence, cependant le « martyre de la vie » que le même auteur dépeint comme « fait de solitude, d’humiliation, de pression idéologique obsédante qui dénonce dans la foi une anomalie mentale » le guette. Le mènera-t-il à reconsidérer un certain rejet de la souffrance et à se réconcilier avec la nature corrompue de notre humanité, douloureuse acceptation qui constitue l’inévitable point de départ vers la sagesse chrétienne ? Si l’Occident est au bord des larmes, c’est sans doute une bonne raison pour lui d’espérer.