Le « Brexit », la campagne « antisystème » de Donald Trump, la progression de partis dits « populistes » en Europe, l’expansion de l’extrémisme religieux, le tournant « conservateur » des milieux intellectuels (en France), le retour du religieux sur la scène politique : tous ces éléments traduisent un rejet de l’économie de marché, ou du moins de sa prétention à régenter tous les domaines de l’existence (culturel, social, politique), et une aspiration à un retour à la communauté plus ou moins appuyés. Comment expliquer cette évolution ? Quel lien existe-t-il entre libéralisme et contestation de celui-ci ? L’économie de marché produit-elle ses propres fossoyeurs ? L’historien et théoricien de l’économie Karl Polanyi fournit une analyse permettant de répondre à ces questions.
Le processus de libéralisation et de mondialisation de l’économie semble aujourd’hui plus que jamais triomphant. Pourtant, les mouvements de contestation du système économique actuel se renforcent eux aussi de jour en jour. Les peuples sont de plus en plus critiques quant à la mondialisation, à la concurrence internationale et au libéralisme. C’est précisément au moment où le modèle économique néolibéral semble triompher et imposer son hégémonie au monde entier qu’il paraît également le plus contesté. Quelle est la raison de ce paradoxe ? L’intellectuel austro-hongrois Karl Polanyi propose, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une analyse qui pourrait éclairer la situation actuelle. Son principal ouvrage, La Grande Transformation, publié en 1944, cherche à déterminer les causes de l’effondrement libéral et du succès fasciste dans les années 1930.
Pour Polanyi, le triomphe du fascisme dans un nombre de pays européens très variés ne peut s’expliquer seulement de manière nationale. La diversité des formes du fascisme (du darwinisme racial hitlérien au catholicisme conservateur de Franco, en passant par le fascisme révolutionnaire de Mussolini et le régime contre-révolutionnaire et antisémite hongrois), ainsi que sa montée fulgurante dans les années 1920-1930 sur l’ensemble de la planète (Europe, Japon, Amérique du Sud, États-Unis) inciteraient à considérer ce mouvement comme un phénomène mondial s’adaptant aux particularités nationales, plutôt que comme un phénomène national à proprement parler. Il s’agit dès lors de saisir les causes de la « Grande Transformation » fasciste au niveau international. Le fascisme doit en fait être considéré comme une « réponse » radicale à la crise du modèle occidental instauré après la Première Guerre mondiale. Or, pour Polanyi, il n’y a aucun doute : le système des années 1920 se caractérise avant tout par la réaffirmation du libéralisme et de l’économie de marché au niveau international. Ainsi, « Pour trouver les origines du cataclysme [fasciste], il nous faut nous tourner vers la grandeur et la décadence de l’économie de marché [1] ». En somme, « Pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l’Angleterre de Ricardo ».
Il faut donc en premier lieu comprendre pourquoi le système libéral est entré en crise. Pour Polanyi, cette crise était inéluctable, consubstantielle même à l’économie de marché. La Grande Transformation toute entière se propose de démontrer ce postulat : « Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. Ce fut ce dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son développement un sillon déterminé et finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui. » Ainsi, il existe une opposition entre, d’une part, la société et, d’autre part, l’économie de marché qui, fondée sur le marché autorégulateur, détruit inévitablement l’ordre social. Polanyi s’oppose ici, à la thèse de Friedrich Hayek défendue dans La Route de la servitude (également publiée en 1944), contre laquelle La Grande Transformation est dirigée. Pour Hayek, la société libérale reposerait sur « l’ordre spontané » résultant de l’équilibre du marché, et toute intervention étatique dans l’économie ouvrirait progressivement la voie au totalitarisme. Selon Polanyi, l’ordre social spontané est un mythe, et l’instauration d’un marché non contrôlé entraîne au contraire des désordres tels que la société se voit contrainte de réagir, y compris sous des formes totalitaires, contre sa propre destruction. Mais en quoi le marché autorégulateur est-il synonyme de destruction de la société ?
Sociétés traditionnelles, sociétés de marché
Pour répondre à cette question, Polanyi nous suggère d’étudier les sociétés précapitalistes. Se fondant sur les travaux d’anthropologues de son époque (Thurnwald, Malinowski), l’économiste montre que celles-ci diffèrent totalement des sociétés capitalistes. Dans les sociétés traditionnelles, il existe bien une sphère économique, mais celle-ci n’a aucune autonomie propre, elle est subordonnée à d’autres éléments, culturels et sociaux : « Les éléments du système économique étaient […] encastrés dans tout autre chose que les relations économiques, comme la parenté, la religion, ou le charisme. Les motifs pour lesquels les individus participaient aux institutions économiques n’étaient généralement pas eux-mêmes “économiques”. » En fait, « la production et la distribution de biens matériels était encastrée dans les relations sociales d’un type non économique. On peut dire qu’aucun système économique institutionnellement séparé — aucun réseau d’institutions économiques — n’existait. Ni le travail, ni la disposition des objets, ni leur distribution n’étaient poursuivis pour des motifs économiques — c’est-à-dire pour l’amour du gain ou du payement, ou par peur de mourir de faim en tant qu’individu ». Les découvertes historiques et anthropologiques sur lesquelles s’appuie Polanyi démontrent que l’homo œconomicus, l’homme avide de profit maximisant son bien-être selon un calcul coût / bénéfice, est loin d’être naturel, mais qu’il est au contraire une construction de la modernité. Dans les sociétés traditionnelles, l’honneur, la piété, le respect de la tradition constituent les motivations du comportement individuel, bien plus que l’appât du gain et le calcul économique. Polanyi s’oppose ici autant aux historiens libéraux, qui cherchaient à découvrir sur quelles règles économiques étaient fondées les sociétés anciennes, qu’à Karl Marx, pour qui l’infrastructure économique aurait toujours déterminé la superstructure sociale, culturelle et religieuse. Pour Polanyi, affirmer cela est faire le pire des anachronismes. Le postulat selon lequel la sphère économique fonde la société ne vaut que pour les sociétés capitalistes. Dans les sociétés traditionnelles, au contraire, l’économie est encastrée dans les relations culturelles et sociales, et n’a, par conséquent, aucune existence autonome.
Dès lors, il est possible de saisir combien le mouvement de libéralisation de l’économie, au XIXe siècle, a été violent et destructeur. Polanyi insiste tout d’abord sur le fait que l’économie de marché, loin de prendre la forme d’un « ordre spontané » résultant du retrait étatique, a été imposée, de manière extrêmement violente, par l’État lui-même. Contrairement à l’affirmation des libéraux selon laquelle délivrer l’individu de ses attaches traditionnelles conduirait in fine à une société de marché autorégulée, ce processus a été vécu comme un véritable arrachement à ce qui constituait l’identité propre de la personne : « Car l’effet le plus évident du nouveau système institutionnel est de détruire le caractère traditionnel de populations installées et de les transmuer en un nouveau type d’hommes, migrateur, nomade, sans amour-propre ni discipline, des êtres grossiers, brutaux, dont l’ouvrier et le capitaliste sont l’un et l’autre un exemple. » Polanyi rejoint ici l’intuition de Karl Marx et de Friedrich Engels, qui, dans le Manifeste du parti communiste, affirmaient que « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant” [2]. » L’économie de marché est synonyme d’insécurité individuelle et d’instabilité collective. Alors que les sociétés traditionnelles garantissaient la survie de leurs membres par des liens traditionnels de solidarité, les individus sont désormais soumis aux aléas du marché. Ils sont obligés, s’ils veulent se nourrir ou, pour les plus aisés, conserver leur prestige social, de se conformer à des raisonnements et à des comportements économiques. Ainsi, c’est l’économie de marché qui crée l’homo œconomicus et non l’inverse, contrairement à ce que prétendent les libéraux. De plus, le système libéral, loin de manifester un « ordre spontané », produit un désordre menaçant de déstabiliser la société entière.
En fait, le « désencastrement » de l’économie induit par l’existence d’un marché libre (il faut émanciper la sphère marchande des liens traditionnels, pour que l’offre et la demande ne soient plus obérées par d’autres facteurs) produit automatiquement, en retour, un encastrement de la société dans le marché : « La maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. […] Car, une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché. » Or, il est impossible d’envisager sur le long terme une société encastrée dans le marché : cela détruirait à la fois la société et le marché.
Terre, travail, monnaie
En particulier, le système libéral pose comme fondement le principe selon lequel le travail, la terre et la monnaie peuvent s’échanger sur le marché, selon les lois de l’offre et de la demande. Ils doivent donc être considérés comme des marchandises ordinaires. Cependant, ainsi que le montre Polanyi, le travail, la terre et la monnaie ne sauraient être des marchandises. En effet, « Le travail n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même — laquelle, de son côté, n’est pas produite pour la vente mais pour des raisons entièrement différentes —, et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être entreposée ou mobilisée [à la différence de la marchandise] ; la terre n’est que l’autre nom de la nature, qui n’est pas produite par l’homme ; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de pouvoir d’achat qui, en règle générale, n’est pas le moins du monde produit, mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d’État. » Laisser la gestion de la « force de travail » au seul équilibre de l’offre et de la demande serait complètement destructeur, puisque rien ne garantirait, par exemple, que l’équilibre en question fût suffisant à la reconstitution de cette même force de travail, autrement dit à la survie du travailleur. De même, abandonner le sort de la terre au libre cours du marché signifierait marchandiser la nature entière, et priver certains êtres humains de tout accès à leur environnement. Enfin, faire de la monnaie une marchandise, sans aucun contrôle étatique, impliquerait que la demande et l’offre de monnaie déterminassent la valeur de celle-ci. La valeur de la monnaie serait alors si fluctuante que le marché lui-même finirait par s’effondrer sous l’effet de cycles d’inflation et de déflation anarchiques. Ainsi, « permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. […] Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ; ils mourraient, victimes d’une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l’inanition. »
C’est pourquoi, selon Polanyi, l’histoire du XIXe siècle peut être caractérisée par un double mouvement : le mouvement de libéralisation de l’économie s’est heurté à un contre-mouvement, cherchant, le plus souvent de manière inconsciente, à préserver la société des ravages du marché. C’est ainsi que des classes sociales aussi différentes que l’aristocratie terrienne, le clergé, les artisans, les paysans ou les ouvriers ont essayé de limiter la progression de l’économie marchande. Mais les régulations imposées au marché obèrent le fonctionnement idéal de celui-ci, à tel point que le système politique ayant instauré ces régulations et le système d’économie marchande se révèlent être de plus en plus contradictoires : les institutions de sauvegarde de la société créées par le contre-mouvement empêchent le libre fonctionnement du marché autorégulateur alors que, en retour, le système d’économie marchande mine la société. L’opposition entre le mouvement du marché et le contre-mouvement de la société devient tellement insoutenable que seul le « réencastrement » de l’économie dans la société permet de sortir de cette impasse. Ce réencastrement peut se manifester soit par une nationalisation des moyens de production selon des modalités diverses (URSS et New Deal de Roosevelt), soit par une réforme profonde du système libéral. Dans ce dernier cas, il prend alors la forme d’un « capitalisme corporatiste » (fascisme). C’est ainsi que le marché autorégulateur meurt de ses propres contradictions.
Karl Polanyi aujourd’hui
Quelle leçon le lecteur contemporain peut-il tirer de l’œuvre de Polanyi ? Depuis les années 1970-1980, une nouvelle vague de libéralisation du commerce international a lieu, imposée par les États occidentaux au monde entier. La fin des accords de Bretton Woods et l’établissement de taux de change flottants (1971-1973) ont rendu la valeur des monnaies nationales beaucoup plus fluctuante. L’explosion des échanges internationaux et l’abaissement des tarifs douaniers ont mis en concurrence des travailleurs du monde entier. Les ressources naturelles, telles la terre et l’eau, ont été marchandisées de manière de plus en plus accrue. De plus, la marchandisation de biens et de services jusque-là gratuits s’est développée de manière exponentielle dans les années 1980-1990 et touche aujourd’hui tous les aspects de la vie sociale. Néanmoins, ce mouvement de libéralisation se voit aujourd’hui contesté par un contre-mouvement mondial, quelle que soit la forme prise par celui-ci (retour au religieux, attirance vers le « populisme », rejet de la mondialisation, antilibéralisme économique, culturel et sociétal, etc.). L’analyse de Karl Polanyi est ainsi on ne peut plus appropriée pour décrire notre époque. L’auteur austro-hongrois nous rappelle qu’entreprendre des « réformes économiques » (pour reprendre une expression à la mode) sans se soucier de leur impact sur les sphères sociale et culturelle s’avère généralement suicidaire. Comme l’affirme notre auteur : « Rien n’obscurcit aussi efficacement notre vision de la société que le préjugé économiste » consistant à penser l’économie de manière autonome, sans lien avec la société. Il serait grand temps de rappeler cette vérité aux promoteurs de l’économie de marché.
Mais, à l’autre bout du spectre politique, il ne serait sans doute pas inutile de rappeler qu’une critique en termes d’unique exploitation économique serait vouée à être incomplète, car façonnée par ce même « préjugé économiste » : comme le dit Polanyi, « c’est justement cette insistance sur l’exploitation qui tend à dérober à notre vue la question encore plus importante de la déchéance culturelle. » Au-delà du seul critère économique, il semblerait plus que nécessaire de s’attacher premièrement à comprendre, puis à dénoncer, les effets néfastes du marché autorégulateur sur les sphères sociale et culturelle.
L’application de la théorie de Polanyi à la situation actuelle amènerait à se demander si nous ne vivons pas la fin d’un cycle, la période libérale, au profit d’une nouvelle ère, caractérisée à terme par une forme de réencastrement de l’économie dans la société. Il serait dès lors nécessaire d’inciter les intellectuels français à ne pas être, une fois encore, en retard par rapport au mouvement historique du monde. La critique portée par la nouvelle génération intellectuelle orwellienne et bernanosienne contre un libéralisme mourant, ou du moins en passe de perdre la bataille des idées, n’est-elle pas en voie d’être dépassée ? Peut-être pourrons-nous faire, dans quelques années, le constat que dressait Bernanos en 1938 : « Lorsque j’avais quinze ans, nous luttions contre l’Individualisme. Sacrée déveine ! Il était mort. […] Et le Libéralisme, Seigneur ! De quelles verges nous avons caressé son dos ! Hélas ! il ne se souciait plus de nos coups. Veillé par quelques académiciens en uniforme, il attendait dans le coma l’heure du trépas [3]. » La critique du néolibéralisme, quoique légitime, ne saurait suffire. Il convient désormais de proposer une réponse à cette question : quelle forme le réencastrement de l’économie dans la société doit-il prendre aujourd’hui ? Si nous restons silencieux, nul doute que l’histoire trouvera un moyen, peut-être violent, certainement inattendu, pour pallier notre inaction et répondre à notre place.
Notes :
[1] Les citations de Polanyi proviennent de deux ouvrages : Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. C. Malamoud et M. Angeno, Paris, Gallimard, 1983 ; Karl Polanyi, For a New West. Essays, 1919-1958, éd. G. Resta et M. Catanzariti, Cambridge, Polity Press, 2014. Les citations du deuxième ont été traduites par mes soins.
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, trad. L. Lafargue, Paris, Flammarion (Librio), 1998.
[3] Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Paris, Plon, 1938.