Raspoutine a toujours été décrit comme un guérisseur, un staretz ou un chamane. Le rôle qu’il a joué auprès de la Cour l’a rendu célèbre. Nous nous proposons d’aborder ce personnage fascinant sous un angle initiatique et de montrer qu’il fut peut-être le dernier rempart contre le bolchevisme athée.
Cent ans après son assassinat, les circonstances de la vie comme de la mort de Raspoutine sont toujours nimbées d’un épais halo de mystère. Mais plus que le mystère autour de sa personne, c’est bien sa personnalité hautement romanesque qui envoûte. Alors que le bolchevisme bureaucratique athée et matérialiste est sur le point de déferler sur la Russie, Raspoutine est la dernière incarnation de l’âme russe traditionnelle. Il est les trois frères Kamarazov à la fois, sa vie nous conte le récit d’un pèlerin russe et sa mort celle d’intrigues de couloirs entre la Guerre et la Paix. Son grotesque et son fantasque semblent sortis d’une nouvelle de Gogol tandis que sa simplicité et sa superbe sont à tout le moins pouchkinien. Misérable moujik sorti du fin fond de la Sibérie pour finalement dominer la Cour impériale, humble dévot toujours en quête spirituelle qui partage sa vie entre les saintes icônes et les ceintes femmes, qu’il baise toutes avec la même piété, Raspoutine nous raconte la Russie du fond des âges. Pourtant, il est systématiquement décrit comme le fossoyeur de la Russie tsariste. À Kerenski, qui dirigea l’éphémère République russe, on prête ces mots : « Sans Raspoutine, il n’y aurait pas eu Lénine. » Or, on peut penser que Raspoutine était plutôt l’ultime rempart à son avènement. En dépit des faits, sa réputation funeste le poursuit. C’est pourtant comme un saint homme qu’il se fît connaître.
Naissance et jeunesse
Raspoutine naquit vers 1869, à Proskoie en Sibérie dans une famille de paysans plutôt aisés. De nombreuses légendes entourent sa jeunesse, de l’apparition d’un météore le jour de sa naissance à des visions mariales précoces, de sorte qu’il est difficile de démêler le vrai du faux, y compris pour son nom qu’on a longtemps cru être un sobriquet (raspoutstvo désigne la débauche, ce qui en ferait un débauché). En réalité, ce nom proviendrait plutôt de raspoutie, « carrefour », un patronyme courant en Sibérie, mais qui sied parfaitement à celui qui se retrouvera constamment à la croisée des chemins, entre humbles paysans et riches aristocrates, entre Russie tsariste et révolution bolvechik. En 1908, il changera d’ailleurs ce nom pour Novykh et signera désormais Novy, ce qui signifie nouveau. Le changement de nom est un procédé courant dans l’itinéraire initiatique et le nom de Nouveau, ou René, peut indiquer allusivement un certain degré de réalisation. Quoiqu’il en soit, le jeune Raspoutine est attiré par les récits des pèlerins hébergés par son père et nourrit très tôt le désir les rejoindre. À l’âge de douze ans, son frère Andreï et lui manquent de se noyer dans les eaux glacées. Son frère y perd la vie. C’est alors qu’il a sa première apparition mariale et développe ses dons de voyance. À 15 ans, il veut entreprendre un pèlerinage au monastère voisin de Verkhotourié mais le voit interdire par ses parents. Dès lors, il mènera une vie partagée entre débauche, larcins et travail aux champs. Il est toutefois dit qu’il lui arrivait de s’absenter plusieurs semaines durant de son village sans que personne ne sache où il était. Il manifeste donc très tôt un penchant pour l’errance.
Après son mariage à 19 ans avec Praskovia Feodorovna, une paysanne originaire de Doubrovnoïé qui lui donnera cinq enfants, Raspoutine semble couler des jours heureux. Mais sa soif spirituelle va vite se faire ressentir. Selon certains, c’est la mort de son premier enfant en bas-âge qui est l’élément déclencheur. Selon d’autres, c’est à la suite de l’accusation d’un énième vol ou encore après l’apparition d’une vierge lumineuse qu’il se met en route. Dès 1892, il décide d’abandonner sa famille et de réaliser son ancien vœu en partant en pèlerinage dans les monastères de sa Sibérie natale, notamment celui de Verkhotourié. Le monastère de Verkhotourié est probablement acquis aux Khlystis. Raspoutine y reçoit la bénédiction, peut-être l’initiation, du staretz Macaire qui vit en ermite dans une forêt proche du monastère. Ce dernier lui conseille d’abandonner son métier de fermier, de se plonger davantage dans la religion et de se rendre au mont Athos. Raspoutine, de retour de Verkhotourié, se consacre aux travaux agricoles quelques temps mais reprend assez vite, les chemins du pèlerinage, suivant les conseils du staretz Macaire. Il vit alors en ermite gyrovague, vivant d’aumône et de prédication en parcourant la Sibérie. Il manifeste des dons et répète inlassablement à chaque guérison : « Ce n’est pas moi qui guéris, c’est Dieu. » Il ne reviendra que trois ans plus tard, après avoir visité Jérusalem et le mont Athos, à pied. À son retour, il dirige un petit groupe de disciples qui se réunit autour de sa personne dans sa cave. Le clergé local le soupçonne alors d’appartenir aux Khlystis, et en fait un rapport à l’évêque de Tobolsk, mène une enquête classée sans suites.
« Il faut beaucoup pécher »
La doctrine des khlystis, considéré comme hérétique par les autorités ecclésiales, mêle ésotérisme et exotérisme dans un ensemble hybride. Elle est en cela proche du catharisme. Selon Julius Evola, « les rites des khlystis ont conservé des traces de cérémonies orgiaques pré-chrétiennes qui ont perdu leur signification originelle et authentique pour intégrer paradoxalement certains thèmes de la foi nouvelle ». Ces cérémonies dionysiaques impliquent des danses en cercle frénétiques accompagnées de certaines invocations jusqu’à l’extase qui atteignent leur apogée dans l’accouplement des hommes et des femmes présents, parfois accompagné de flagellation (d’où le nom de khlystis qui signifie flagellants). Mais si l’acte sexuel est transmué en acte d’adoration, il est strictement interdit en dehors de tout cadre cérémoniel, conformément aux « voies de la mains gauche » qui ritualisent cet acte. Si Raspoutine n’a jamais clamé son appartenance aux khlystis, pourchassés par l’Église à cette époque, son comportement, ses charismes et ses dons spirituels s’expliquent tout naturellement par là. Ainsi, un témoin qui participe à une fête en sa présence écrit : « Chez les Tsiganes, toute une assemblée était réunie pour Raspoutine. Là, Raspoutine s’est débridé, dansant sans cesse et buvant du madère. D’ailleurs, sa danse m’a stupéfié. Il tournait parfois sur place pendant une demi-heure, au point que je me demandais comment il faisait pour ne pas avoir la tête qui tournait. » Une de ses admiratrices, et probablement de ses conquêtes, confie : « Il sanctifie tout ce qu’il fait ; avec lui, tout devient Saint. » L’acte sexuel est sublimé dans un élan spirituel, ce qui rend toute référence morale inepte. Par là s’explique l’enseignement de Raspoutine : « Pour se rapprocher de Dieu, il faut beaucoup pécher. » C’est là que se manifeste le caractère gnostique de la doctrine des khlystis qui utilisent un vocabulaire exotérique pour qualifier des pratiques initiatiques.
En 1900, quatre ans après son retour d’Athos, il reprend les chemins. Il va jusqu’à Kiev et au retour s’arrête à Kazan où sa réputation de guérisseur et saint homme grandit. En effet, Raspoutine montrait qu’il connaissait certains faits passés ou la pensée de ceux qu’il rencontrait. Il est alors un strannik, un prêcheur itinérant éloquent. Les milieux ecclésiastiques le recommandent à Saint-Pétersbourg où il arrive en 1903. Il sera vite recommandé à l’archimandrite Théophane, futur archevêque et confesseur de la tsarine. Il rentre chez lui à Proskrovoïe en 1903 avant de revenir en 1905 à Saint-Petersbourg, où sa réputation le conduit jusqu’à la cour impériale.
Le guérisseur des tsars
Si Raspoutine parvient si aisément à la Cour impériale, c’est que les circonstances y sont propices. D’abord, l’occultisme fascine toute la bonne société pétersbourgeoise. La doctrine d’Hélena Blavatsky, ou de Piotr Badmaïev, un docteur russe bouriate, une ethnie mongole, qui s’est converti à l’orthodoxie et pratiquait aussi la médecine tibétaine, fascine le Tout-Saint-Pétersbourg. Mais c’est surtout en raison du tempérament de la tsarine que Raspoutine gagne ses entrées. Celle-ci, d’origine allemande et protestante, convertie à l’orthodoxie pour le tsar, fait preuve d’un grand mysticisme et d’une superstition qui confine parfois à la névrose. Enfin, pour ne rien améliorer à l’état de la tsarine, elle accouche de quatre filles à la suite et désespère de donner un héritier mâle au trône. C’est ainsi qu’elle s’entoure de divers guérisseurs et charlatans afin de conjurer le sort. Elle fait ainsi recours Philippe Nizier-Anthèlme dit Maître Philippe de Lyon, qui a un ascendant considérable sur elle. D’ailleurs, celui qui a fait venir Maître Philippe n’est autre qu’un certain Gérard Encausse, plus connu sous le nom de Papus. Elle aura alors recours à une certaine Daria Osipova, puis finalement au père Jean de Cronsdatd qui l’envoie prier saint Seraphim de Sarov. Elle donne alors naissance à un héritier, mais il sera hémophile ce qui finit de fragiliser la tsarine. C’est alors par l’entremise de la grande Duchesse Militza de Monténégro, surnommée « Péril Noir » à cause de son intérêt pour les sciences occultes, que Raspoutine, qu’elle a connu à Kiev, rencontre Anna Vyroubova, demoiselle d’honneur de la tsarine, à qui elle va en faire l’éloge.
Quand Raspoutine rencontre pour la première fois la famille impériale en novembre 1905, la première révolution russe a déjà eu lieu. Le manifeste d’octobre 1905, qui libéralise le régime, donne des libertés civiles et promet une monarchie constitutionnelle, avec une Douma élue. Les troubles politiques, les germes de révolution sont donc déjà bien plantés. Il suffit d’une étincelle pour que celle-ci embrase le pays. C’est dans ce contexte déjà tendu qu’arrive Raspoutine. Il offre des icônes à chacun et tutoie directement le couple impérial qu’il appelle « Petit Père et Petite Mère ». Il revient en visite au palais en octobre 1906 où au lieu des cinq minutes de conversations prévues, le tsar et lui discutent plus d’une heure. Mais c’est surtout à partir de 1907 qu’il gagne ses entrées permanentes au palais. L’épisode des guérisons miraculeuses du tsarévitch est bien connu.
À plusieurs reprises, Raspoutine guérit l’héritier au trône, alors même que les médecins sont impuissants, et parfois même à distance. Ce qui est moins remarqué en revanche, c’est la disposition de la Providence qui a permis à Raspoutine d’avoir accès au tsar et surtout à la tsarine. En effet, sans la maladie du tsarévitch, rare et douloureuse, il est très peu probable qu’elle ait fait appel à des guérisseurs, et il eût été inconcevable que celui-ci prenne l’ascendant sur la famille impériale. Tout se passait comme si une force insaisissable le rapprochait du trône. Il survit d’ailleurs à tous les attentats dressés contre lui et bénéficie le plus souvent du soutien du Saint-Synode. Au tsar qui s’inquiète de ses déboires, l’évêque Théophane répond : « Je sais tout ce qu’on lui reproche, je connais ses péchés : ils sont innombrables et le plus souvent abominables. Mais il y a en lui une telle force de contrition et une foi si naïve dans la miséricorde céleste que je garantirais presque son salut éternel. Après chaque repentir, il est pur comme l’enfant qui vient d’être lavé dans les eaux baptismales. Dieu le favorise manifestement de sa prédilection. »
« Aucun membre de ta famille ne survivra »
Raspoutine devient vite le conseiller principal de la couronne, mais s’attire les foudres de toute l’aristocratie belliqueuse, pas tant à cause de l’ascendant pris par lui sur la famille impériale que par les conseils qu’il prodigue. En effet, il est résolument pacifiste. Il décourage le tsar de s’engager dans les Balkans et lui déconseille fortement de s’engager en guerre contre son cousin Guillaume II : « Je sais que tous te pressent de déclarer la guerre […]. Tu es le tsar, le père du peuple. Ne laisse pas les foules emporter et entraîner les peuples dans leur chute, il se noiera dans le sang et son malheur sera sans fin. » Mais malgré l’insistance des avertissements adressé au Tsar par Raspoutine, celui-ci précipite la Russie dans la guerre et ouvre les portes au matérialisme athée.
Impuissant à persuader le tsar, il lui laissera cette dernière lettre : « Si je suis tué par des assassins communs, et en particulier par mes frères les paysans, toi, tsar de Russie, ne crains rien, demeure sur ton trône et gouverne ; tu n’auras rien à redouter pour tes enfants, qui régneront durant des siècles sur la Russie. Mais si je suis mis à mort par des boyards ou des nobles et s’ils font couler mon sang, leurs mains demeureront à jamais souillées et, durant vingt-cinq ans, ils ne parviendront pas à le faire disparaître. Ils quitteront la Russie. Les frères tueront les frères, ils se haïront l’un l’autre et, durant vingt-cinq ans, il n’y aura plus de nobles dans ce pays. Tsar de la terre de Russie, si tu entends le son du glas t’avertir que Grigori [Raspoutine] a été tué, sache ceci : si ce sont tes parents qui ont préparé ma mort, alors aucun membre de ta famille, c’est-à-dire aucun de tes enfants ou de tes parents, ne survivra plus de deux ans. Ils seront tués par le peuple russe ». La révolution d’Octobre commencera quelques temps après sa mort.