Alain Vaillant est professeur de littérature française et directeur du Centre des sciences des littératures en langue française à l’université Paris Nanterre. Il a écrit ou dirigé de nombreux ouvrages sur la littérature et l’histoire littéraire, mais se passionne également, depuis plusieurs années, pour la culture du rire. Il a publié, en 2016 : L’Art de la littérature (Garnier), La Civilisation du rire (CNRS éditions), Qu’est-ce que le romantisme ? (CNRS éditions).
PHILITT : À lire certains manuels d’histoire littéraire, on pourrait penser que le romantisme est un mouvement éphémère d’une cinquantaine d’années environ né au XIXe. Pourtant, selon vous, il n’en est rien. Dans quels mouvements de pensée le romantisme trouve-t-il ses racines et de quelle manière se prolonge-t-il ensuite après le XIXe siècle ?
Alain Vaillant : La tentation de l’histoire littéraire, comme de l’histoire de l’art d’ailleurs, consiste toujours à couper les évolutions esthétiques des réalités historiques, par nature sociale, qui les constituent – si bien qu’elle doit ensuite se contenter d’enregistrer, en les datant et en les étiquetant, des phénomènes de surface, au détriment des tendances de fond qu’elle s’interdit par avance de comprendre. Puis, ayant tout fait pour ne pas y parvenir, elle se dépêche de conclure paresseusement que le romantisme ne peut pas être défini, ou qu’il existe plusieurs romantismes. Pour moi, l’alternative est simple : soit le romantisme existe, et il faut le définir ; soit il n’existe pas, et on doit s’interdire d’en parler. J’ai choisi par conviction historique la première option. Or, si l’on écarte les faux problèmes, le romantisme peut se caractériser par deux traits immédiatement reconnaissables. D’une part, le romantisme, sur les plans philosophique et esthétique, implique le désir utopique de synthèse harmonieuse entre l’intelligible et le sensible, l’idéal et le réel, l’individu et la collectivité. Il offre, si l’on veut, la version profane du dualisme chrétien de l’âme et du corps. Toutes les remarquables originalités esthétiques du romantisme, qu’elles relèvent de la littérature et des arts, découlent de cette synthèse utopique entre l’esprit et la matière. Mais, d’autre part, le romantisme n’a réellement pris corps historiquement que lorsqu’il a quitté le domaine religieux ou métaphysique qui était à l’origine le sien pour se déplacer sur le terrain politique, avec l’émergence des identités nationales et des revendications libérales à partir du XVIIIe siècle. Puis, en aval, on peut dire que le romantisme cesse de jouer son rôle historique avec l’établissement de nos régimes parlementaires modernes, qui ont enraciné dans la pratique démocratique ordinaire les idéaux politiques du romantisme – au risque de les banaliser et de les affadir. On peut donc dire que le romantisme s’étend, pour l’Occident en général (car le romantisme concerne exclusivement le monde occidental ou sous influence occidentale), sur un large empan historique, du XVIIIe au XXe siècle ; mais sa chronologie précise peut varier considérablement d’un pays à l’autre, bien entendu, en fonction des spécificités nationales, sans que ces différences ne remettent en cause la définition générale.
En plus de la dimension esthétique, ce mouvement peut aussi être appréhendé dans une dimension sociale ?
D’abord et avant tout dans sa dimension sociale, bien sûr : je répondrai, de façon lapidaire, que le romantisme est la culture et l’idéologie inventées par et faites pour les sociétés bourgeoises libérales qui s’établissent progressivement en Europe occidentale à partir de la Renaissance et qui accèdent à la reconnaissance politique au moment des révolutions nationales qui scandent l’histoire occidentale à partir du XVIIIe siècle (voire du XVIIe, pour l’Angleterre !).
L’histoire et les sujets historiques comme les romans de Walter Scott ont exercé sur les romantiques un attrait fascinant. Quel rôle joue cette quête d’un passé fantasmé ?
On est tellement rassasié d’histoire aujourd’hui, tellement habitué au ressassement de notre roman national – de tous les romans nationaux si l’on se situe à l’échelle du monde – qu’on a oublié cette découverte fabuleuse que fut, grâce aux romantiques, celle de l’histoire (de l’histoire conçue à la fois comme une philosophie, un récit, une science, un mythe populaire) : ce sont les romantiques qui ont permis que la foi dans le devenir des nations (qui seule justifie l’histoire) se substitue à la foi religieuse en un Dieu éternel (donc hors du temps), ou, du moins, qu’elle soit assez forte pour la concurrencer. Sur le plan intellectuel, l’histoire ainsi conçue est peut-être la principale invention du romantisme. Or, dans ce vaste mouvement de pensée, Walter Scott est l’inventeur du roman historique, c’est-à-dire d’une forme de fiction où l’histoire est vécue et faite, non pas au niveau des peuples, comme dans l’épopée traditionnelle, mais dans la conscience individuelle de chacun de ses acteurs. Pour revenir à votre formulation, ce n’est pas tant le fantasme du passé qui importe chez lui que le désir d’histoire, et d’histoire nationale. Il ne faut pas non plus oublier que Scott est un écrivain écossais, dans ce XVIIIe siècle où l’Écosse a encore le souvenir cuisant de son annexion par l’Angleterre : cette réalité géopolitique était tout sauf du passé ou du fantasme ! Presque tous les romantiques « anglais » sont d’ailleurs plus ou moins liés à l’Écosse. Lorsque le désir d’histoire ne devient qu’une nostalgie passéiste, c’est que le romantisme est perverti (il l’a souvent été). Au XIXe siècle, Balzac dira d’ailleurs qu’il n’a fait, avec La Comédie humaine, qu’appliquer à l’histoire de la France contemporaine le projet de Scott, et il n’a pas tort. Tous les grands romanciers réalistes se pensent, plus ou moins confusément, comme des historiens : or, je le répète, Scott fut le fondateur du genre, un peu comme Homère pour la poésie épique occidentale.
Quelles sont les spécificités du romantisme français dont vous soulignez la singularité par rapport aux autres romantismes européens ?
J’en donnerai trois, pour ne pas vous faire une réponse trop longue. D’abord, il ne faut pas oublier que le romantisme européen s’est élaboré précisément contre l’impérialisme culturel du classicisme français : être romantique, sous Napoléon, c’était prendre le parti de l’étranger (allemand ou anglais). Même au plus fort du romantisme français, le classicisme reste le grand modèle esthétique, si bien que, en France, le romantisme s’est peut-être davantage enraciné sur le plan des idées que dans les arts ou la littérature. Ensuite, la France est un pays de tradition catholique, et le catholicisme, qui est une religion d’obéissance et de dogmes, offre un terreau finalement peu favorable au romantisme religieux : le romantisme français a donc assez vite quitté le terrain mystique pour s’épanouir sur le terrain politique (celui des révolutions du XIXe siècle). C’est un trait que la France partage d’ailleurs, par exemple, avec l’Italie et l’Amérique latine. Enfin, aucun autre pays n’a connu une rupture aussi forte que la Révolution de 1789, si bien que le romantisme français, bien plus brutalement et radicalement qu’ailleurs, s’est projeté passionnément vers le présent de l’après-Révolution ; il a beaucoup moins fantasmé sur le passé, pour reprendre votre expression, qu’il n’a rêvé sur l’avenir à construire.
Max Weber a vu dans le protestantisme un terreau favorable au capitalisme. Vous y voyez vous également un terreau propice à l’idéal romantique. Comment l’expliquez-vous ?
Votre question me permet de préciser ma réponse précédente. Le romantisme peut se définir comme l’individualisation du sentiment de l’Absolu, un Absolu qu’il ne faut plus vivre de façon collective, comme dans les sociétés théocratiques traditionnelles, mais à l’intérieur de chaque conscience individuelle. De ce point de vue, le romantisme s’inscrit dans la longue évolution des sociétés européennes qui a commencé avec la Réforme, qui invitait chaque croyant à éprouver en lui-même la présence du divin, sans l’entremise de l’institution cléricale. Dans les années 1820, ses adversaires disaient couramment que « le romantisme, c’est le protestantisme en littérature », et le slogan est revenu dans la France maurrassienne de l’entre-deux guerres. Et c’est assez vrai sur le fond. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu un romantisme catholique (car le catholicisme lui aussi a été touché par cette évolution libérale et individualiste), mais il est incontestable que le romantisme apparaît dans le prolongement du protestantisme, et d’abord dans des pays de culture protestante. Et même s’il existe un romantisme laïque et athée, auquel tendra à s’identifier le romantisme français, il reste entouré d’un halo de vague religiosité, sous la forme d’un idéalisme plus ou moins diffus.
Des mouvements artistiques comme le réalisme ou le symbolisme ont été opposés au romantisme. Pour vous, pourtant, il s’agit bien de prolongements du romantisme qui se perpétue sous d’autres formes ?
C’est une évidence. Le romantisme consiste en un double mouvement de spiritualisation de la matière et de matérialisation de l’esprit (vous l’avez compris, je tourne autour de la même définition, dont je varie seulement la formulation). Mais la synthèse romantique entre l’esprit et la matière ne se fait pas forcément à parts égales : disons que le symbolisme est un romantisme où l’idéalisme l’emporte, le réalisme un romantisme qui a mis au premier plan sa fascination pour la matière. Mais il existe entre ces deux extrêmes une infinité de degrés et, d’ailleurs, toutes les « révolutions » artistiques depuis le romantisme en sont des avatars plus ou moins lointains. Il s’agit toujours, pour les artistes, de donner une forme originale à leur vision intime du réel (la réalité de l’art, du monde extérieur ou d’eux-mêmes, qu’importe !), ce qui est dans tous les cas du pur romantisme.
Dans votre ouvrage, vous écrivez : « La modernité n’est en effet rien d’autre que le romantisme ; plus précisément, le romantisme, une fois qu’il a pris conscience de son destin historique et qu’il a accepté de l’assumer. » Qu’entendez-vous par là ?
Vous connaissez la définition de la modernité selon Baudelaire : « tirer l’éternel du transitoire. » Cette synthèse du relatif et de l’absolu est romantique par essence. La modernité, c’est ce que devient le romantisme dans nos sociétés consuméristes nées de la révolution industrielle. Et comme nous ne pouvons pas échapper à ces sociétés (en tout cas, nous n’y sommes pas encore parvenus), le romantisme, qui implique toujours, par définition, la pleine conscience de l’histoire, doit accepter sa mue en modernité. La logique est implacable !
Vous semblez considérer que Philippe Muray et Antoine Compagnon ont réactualisé un discours antiromantique assez ancien. Quelle est la nature de ce discours ?
Je ne mettrai pas les deux sur le même plan. Philippe Muray est un polémiste brillant, représentatif d’une tradition journalistico-intellectuelle qui est très française et qui a toujours fait plus de bruit qu’autre chose, en présentant sous la forme la plus vive possible et de façon brouillonne des idées qui, prises en elles-mêmes ne sont pas toujours fausses, ni toujours forcément originales. En revanche, il a existé depuis la Révolution un puissant mouvement de pensée, à la fois antiromantique, exaltant au contraire les saines vertus du classicisme français, socialement conservateur, idéologiquement réactionnaire, souvent lié politiquement à la droite catholique et nationaliste. Il a été très puissant après la Révolution et pendant le XIXe siècle (on le nomme alors « contre-révolutionnaire »), puis sous la IIIe République, dans l’entre-deux guerres et le régime de Vichy (alors que les républicains et la gauche sont assimilés au romantisme) ; pour d’évidentes raisons, cet antiromantisme conservateur a été mis sous le boisseau après la Libération, mais il semble vouloir sortir depuis quelques années de son long purgatoire, avec une vitalité et une impatience remarquables. D’autant que, aux yeux des plus jeunes, ce très long silence donne une allure de nouveauté à de très vieilles lunes !