Qui était Georges Bloy, l’aventurier périgourdin frère de Léon Bloy ?

Les éditions des Malassis (hébergées par celles des Équateurs) ont eu l’excellente idée de publier en 2015, Les contes et récits des peuples moïs et annamites de Georges Bloy, le frère de Léon Bloy. Pour la plupart corrigés de la main de Léon, les textes de Georges décrivent les us et coutumes de ces tribus asiatiques qu’il a beaucoup fréquentées, au point de vouloir devenir en 1885 roi des Moïs. Cette édition contient aussi une brillante préface chronologique qui retrace le parcours mouvementé de Georges Bloy en Cochinchine.

Georges Bloy

On sait que Léon Bloy a beaucoup prié pour Georges, son cadet de deux ans, né le 17 septembre 1848. Engagé dans la Marine en novembre 1864, Georges occupe une place particulière dans la fratrie Bloy. En effet, il sera longtemps au centre des préoccupations familiales. De nombreux échanges épistolaires entre Léon, sa mère Anne-Marie, mais aussi ses autres frères Henri et Marc témoignent d’une profonde inquiétude pour ce personnage tragique. Ses mésaventures en Cochinchine, où il passera une grande partie de sa vie à se battre contre l’administration coloniale, lui forgeront une réputation de bandit. Difficile par ailleurs de cerner le comportement réel de Georges Bloy vis-à-vis des populations locales – notamment moïs et annamites. D’un côté, l’administration française a répertorié de nombreux faits de violence et de contrebande de la part de Georges ; de l’autre, Léon Bloy, qui se fera l’ardent défenseur de son frère, le présente comme une victime de l’appareil bureaucratique.

À partir de 1870, Georges Bloy travaille en Cochinchine comme secrétaire auxiliaire aux Constructions navales. Il va ensuite enchaîner les renvois et les condamnations. En 1871, il est arrêté pour complicité de vol d’objets dans l’arsenal de Saïgon et comparaît devant un conseil de guerre. Il doit purger un an de prison. En 1874, il devient cantonnier dans la même ville mais est congédié pour coups et blessures volontaires envers un collègue. En 1875, il est gardien au pénitencier de Poulo-Condor (île située au sud de Saïgon dans la mer de Chine) d’où il est également renvoyé pour dénonciation calomnieuse envers son supérieur. Il part ensuite pour le Tonkin (protectorat français au nord de l’actuel Viêt Nam et distinct de la Cochinchine qui est au sud) et travaille aux douanes pour une courte durée. En 1877, on le remercie pour « immoralité ».

Le 9 mai 1879, il est signalé aux autorités de Thu-Dau-Mot (sud du Viêt Nam). L’homme aurait contraint des Moïs à lui vendre leurs produits et brutalisé un chef de canton. Il effectuera en France une peine de prison d’un an avant de retourner en Cochinchine. Mais l’administration garde un œil sur Georges Bloy. Lacote, administrateur de Thu-Dau-Mot, écrit dans une lettre au procureur de la République le 7 août 1884 : « J’ai l’honneur de vous adresser une nouvelle plainte du village de Long-Chieu : maire et huong Tan, contre le sieur Bloy. Il a frappé ces notables sans aucun prétexte ; il inspire une telle peur que ceux qui habitent le village n’osent y rester lorsqu’il y va. »

« Ce naïf qui croyait aux lois »

Si Georges Bloy apparaît aux yeux de l’administration comme un criminel, Léon Bloy préfère lui conférer les atours d’un aventurier. Il écrit dans une lettre à Louis Montchal le 8 mars 1886 : « Georges Bloy, un de mes cadets, habite la Cochinchine depuis vingt ans en qualité de pionnier et de chasseur. C’est une espèce de boucanier, tueur de tigres et de rhinocéros, d’une vaillance invraisemblable et d’une force musculaire terrible, mais doué pour son malheur d’une âme à la Don Quichotte ou à la Léon Bloy. » Dans cette description, on retrouve certains traits qui rappellent l’auteur du Désespéré. Léon Bloy ne terrorisait-il pas les plumes médiocres du Pilate (Le Figaro) de sa poigne d’airain ? Ne foudroyait-il pas les rédacteurs corrompus de son regard incandescent ? Ne faisait-il pas trembler les murs du journal de ses vitupérations ? De même, on devine que Léon Bloy est pris d’une franche affection pour cet homme qui lui ressemble par son intransigeance et son sens de la justice.

Car, pour Léon Bloy, les choses sont claires. Son frère a été à de nombreuses reprises piégé par des fonctionnaires français qui n’appréciaient guère son tempérament romantique et sa volonté de défendre les tribus locales contre l’oppresseur. Le mendiant ingrat ne connaît que trop bien les ruses perfides des serviteurs du monde moderne. Cependant, si Léon œuvrait pour la gloire de Dieu, Georges semble parfois œuvrer pour la sienne propre. Il envisageait à un moment de commander à une peuplade moïs. Le 13 janvier 1885, il écrivait au gouverneur : « J’ai l’honneur de vous exposer que les tribus moïs de Xiar et de Muar m’ont offert de me payer régulièrement impôt si je voulais être leur chef. Je n’ai pas cru devoir accepter et ai offert de vous soumettre leurs offres et de les mener jusqu’à vous si vous en exprimez le désir. » Pas sûr que cette proposition ait plu à l’administration coloniale…

Jésus-Christ aux colonies

Carte de l’Indochine française

Les choses vont ensuite s’accélérer jusqu’au tragique pour Georges Bloy. Le 27 juin 1885, il est condamné à trois mois de prison pour outrages a magistrat.  Peu après, le 5 janvier 1886, il écope d’une peine de six ans de prison et vingt ans d’interdiction de résidence. Georges Bloy ne sortira de prison qu’en 1898 puisqu’il sera astreint au « doublage », c’est-à-dire à une assignation à résidence équivalente à la durée de la condamnation. Une peine profondément injuste qui accable Léon Bloy. Dans « Jésus-Christ aux colonies » (dans Le Sang du pauvre), un des rares textes où Léon évoque, bien que sans le nommer explicitement, le sort de son frère et où il dénonce le comportement de l’administration coloniale : « Pour ne parler que des colonies françaises, quelle clameur si les victimes pouvaient crier ! […] Quels sanglots de Madagascar et de la Nouvelle-Calédonie, de la Cochinchine et du Tonkin ! »

Pour le pèlerin de l’absolu, Georges a commis une erreur terrible : il a cru que la justice était de ce monde. « L’histoire de nos colonies, surtout dans l’Extrême-Orient, n’est que douleur, férocité sans mesure et indicible turpitude. J’ai su des histoires à faire sangloter les pierres.  Mais l’exemple suffit de ce pauvre brave homme qui avait entrepris la défense de quelques villages Moïs, effroyablement opprimés par les administrateurs. Son compte fut bientôt réglé. Le voyant sans appui, sans patronage d’aucune sorte, on lui tendit les simples pièges où se prennent infailliblement les généreux. On l’amena comme par la main à des violences taxées de rébellion, et voilà vingt ans qu’il agonise dans un bagne, si toutefois il vit encore. Je parlerai un jour, avec plus de force et de précisons, de ce naïf qui croyait aux lois. » Après avoir purgé sa peine au bagne de Nouvelle-Calédonie, Georges Bloy meurt à Koné le 6 octobre 1908, à l’âge de 60 ans.