Alexandre Jevakhoff : « La guerre civile est une composante génétique de la vision politique de Lénine »

Historien et haut fonctionnaire, ancien élève de l’ENA, Alexandre Jevakhoff préside le Cercle de la marine impériale russe et est membre de l’Union de la noblesse russe. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Les Russes blancs (Tallandier) et Le Roman des Russes à Paris (Editions du Rocher). Il vient de publier chez Perrin La guerre civile russe. Nous revenons avec lui sur ces cinq années qui imposèrent le pouvoir bolchevique sur la Russie. 

Philitt : Très minoritaires en février 1917, comment les bolchéviques parviennent-ils à s’imposer lors de la révolution d’octobre ?

La guerre civile russe chez Perrin
La guerre civile russe chez Perrin

Alexandre Jevakhoff : L’explication relève de ce qu’il est possible d’appeler un effet de ciseaux. Au lendemain de la révolution de février, le pouvoir appartient à tous, sauf au tsar et aux bolcheviques : anarchistes, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, socialistes modérés, partis bourgeois (les k-d), partisans de la monarchie constitutionnelle. Les bolcheviques ont été surpris par les événements, ils ne voulaient pas participer aux manifestations, et leurs principaux leaders se trouvent alors loin de Petrograd, la capitale russe, soit en Sibérie soit à l’étranger : Lénine en Suisse, Trotski sur le continent  américain.

Pour les bolcheviques, l’épisode décisif se produit avec le retour de Lénine, en avril, permis par l’aide plus qu’intéressée des Allemands. Ce retour est décisif, car Lénine impose, non sans difficultés, son programme et sa méthode. Pour faire simple, le chef bolchevique est décidé à prendre le pouvoir, alors que son parti est minoritaire. Lénine met donc en avant un discours de rupture (la paix immédiatement et la terre aux paysans), quand le gouvernement provisoire veut participer au conflit par fidélité aux alliances et se montre incapable de mettre en œuvre ses promesses. De plus, le leader bolchevique n’écarte pas la violence. Fin juillet 1917, Kerenski, le chef du gouvernement provisoire, se livre à une médiocre opération autour d’une soi-disant tentative de putsch militaire (affaire Kornilov) ; Kerenski pense avoir gagné. En fait, il affaiblit définitivement le gouvernement provisoire et ouvre la voie du pouvoir aux bolcheviques. Un trimestre plus tard, Lénine et les siens renversent le gouvernement provisoire.

Rapidement après la révolution d’octobre, le pays entre dans la guerre civile. Trotski déclare alors : « Notre parti est favorable à la guerre civile. Vive la guerre civile ». Cette guerre a-t-elle permis aux bolcheviques d’asseoir leur pouvoir sur la Russie ?

Je ne date pas la guerre civile de la « révolution d’octobre », mais du retour de Lénine en Russie. Je considère en effet que la guerre civile est une composante « génétique » de sa vision politique, de ses conceptions du pouvoir et de l’homme. Rejoint sur ce point par Trotski, Lénine remplace la guerre « classique », forcément impérialiste ou/ et colonialiste dans sa grille d’analyse, par une guerre civile opposant le « prolétariat » à ses ennemis de classe, sans tenir compte des frontières territoriales.

Contrairement aux idées reçues, vous montrez dans votre livre la grande diversité des armées blanches, pas seulement composées de tsaristes. De qui sont composées les armées blanches ?

Des monarchistes se trouvent naturellement dans les armées blanches, mais les armées blanches ne sont pas des armées monarchistes. Le général Alexéiev, le fondateur de l’Armée des Volontaires, n’est pas un monarchiste. Les généraux Kornilov et Denikine, l’amiral Koltchak ont accepté l’abdication de Nicolas II et la fin du régime sans le moindre état d’âme, pour ne pas dire qu’ils les ont saluées. Des « grands chefs blancs», seul le général-baron Vranguel revendique son monarchisme, ce qui ne l’empêche pas de conduire une politique de réformes. En fait, le mot d’ordre des armées blanches est patriotique : à la différence des Rouges qui se proclament internationalistes, les Blancs défendent la Russie. Ce qui ne va pas les favoriser, car en affirmant leur attachement à une « Russie une et indivisible », ils se heurtent aux objectifs des Ukrainiens, des Baltes, des Finlandais, des Caucasiens, sans parler des Alliés, tous favorables à une redéfinition des frontières de l’empire russe.

Comment la nouvelle armée rouge dirigée par Trotski s’impose-t-elle dans cette guerre ?

Trotski
Trotski

Avec Lénine et Dzerdjinski, le patron de la Tchéka, Trotski est l’homme qui fait des Rouges les vainqueurs de la guerre civile. Lénine est la  figure totémique, le penseur idéologique et le metteur en scène suprême. Dzerdjinski est le patron de la police politique, une toile d’araignée qui, à l’aide de prises d’otages, d’exécutions sommaires et de camps de concentration, inaugure dès 1918 le système totalitaire soviétique.

Le rôle de Trotski, à la tête de cette Armée rouge qu’il a contribué à créer, est certainement le plus inattendu. Il n’a aucune formation ni expérience militaires. De plus, alors que les bolcheviques privilégient d’abord une force volontaire, avec des officiers élus et une organisation plus proche des bandes armées que d’une véritable armée, Trotski impose un modèle quasiment « contre-révolutionnaire » : retour de la discipline, de l’uniforme, des grades et des décorations ; recours aux officiers de l’armée impériale, y compris aux niveaux de commandement les plus élevés. Certains d’entre eux rejoignent l’Armée rouge « volontairement », mais la plupart le font sous la menace de représailles sur leurs familles en cas de refus. Car Trotski n’est pas uniquement l’intellectuel qu’il aime à décrire : l’homme est brutal, violent et sans état d’âme. Il faut lui reconnaître un mérite, qui pèse beaucoup dans la conduite de l’Armée rouge : son courage, qui le conduit régulièrement, sinon aux avant-postes, du moins sur le terrain, alors que Lénine ne quitte pas Moscou.

Ainsi, dès la seconde partie de 1918, les armées blanches se retrouvent face à un ennemi « sachant combattre ». Cet ennemi rouge forme un bloc compact, capable de se déplacer sur les différents fronts de la guerre civile, alors que les armées blanches sont séparées entre elles, combattant à la périphérie de la Russie dans des territoires moins peuplés que ceux sous contrôle rouge, avec des ressources industrielles moindres.

La chance sourit aussi aux Rouges. Fin 1920, quand l’Armée russe de Vranguel espère contenir l’assaut rouge sur la Crimée, ses lignes de défense sont débordées ; un climat exceptionnellement froid gèle un lac que personne n’a songé à défendre car ses eaux n’avaient jamais été prises.

Le totalitarisme soviétique est-il né durant ces années de guerre ?

Je n’ai aucune difficulté à admettre que le totalitarisme soviétique est né en 1917 et a prospéré pendant la guerre soviétique. Que Staline lui ait donné une ampleur et une « dynamique » exceptionnelles ne disculpe pas Lénine, Trotski et Dzerdjinski de leurs responsabilités pendant la guerre civile. A cet égard, je voudrais souligner les effets du totalitarisme bolchevique sur les paysans dès 1918 : le discours bolchevique fait du koulak – c’est-à-dire de tous les paysans qui ne sont pas « pauvres » – un ennemi de classe et dans les faits, le système bolchevique envoie des unités particulièrement répressives dans les campagnes pour récupérer dans n’importe quelles conditions les fournitures alimentaires. A côté de la guerre civile qui les oppose aux Blancs, les Rouges mènent une autre guerre civile, contre les campagnes.

Certains historiens russes contemporains voudraient renvoyer les deux camps, rouges et blancs, à une responsabilité réciproque dans la terreur ; d’autres historiens avancent même l’argument qu’en cas d’une victoire blanche à l’issue de la guerre civile, les Rouges auraient subi des massacres massifs et systématiques. Je considère qu’il est toujours hasardeux pour un historien de lire dans des boules de cristal. Pour rester dans un domaine moins contestable, les Blancs ont effectivement commis des actes de terreur. Les souvenirs d’officiers blancs contiennent des pages terribles à ce sujet, explicites et révélateurs du drame humain qu’a représenté la guerre civile russe, en transformant des êtres humains bien élevés, intellectuels, croyants en des machines à tuer. Pour autant, une différence considérable existe, me semble-t-il, entre les deux camps : précisément l’absence d’une idéologie et d’un système terroristes et totalitaires chez les Blancs, alors que, de mon point de vue, cette idéologie et ce système forment la colonne vertébrale rouge.

Comment la révolution russe et la guerre civile sont-elles appréhendées par la Russie de Vladimir Poutine ?

Affiche soviétique durant la guerre civile
Affiche soviétique durant la guerre civile

La fin de l’URSS au début des années 1990 a permis l’accès à des archives fermées jusqu’alors. Ce faisant, elle a permis à une nouvelle école d’historiens russes de travailler « normalement », sans être obligée de citer Lénine toutes les cinq lignes et de formater les événements selon la doxa soviétique. Ma Guerre civile russe doit beaucoup à ces historiens et à leurs travaux.

En Russie, le centenaire de 1917 et de ses suites peut donc s’effectuer dans un climat intellectuel que j’appellerai documenté et aussi objectif que possible. Pour autant, un certain  nombre d’écrits ou d’émissions audio-visuelles cèdent à des pratiques plus contestables. Une école d’historiens nationalistes veut interpréter  1917 au travers d’un prisme contemporain mettant en avant un complot anti -russe  organisé de l’étranger. Interrogé par des media réputés proches du pouvoir, j’ai ainsi été amené à expliquer que non, la révolution de février 1917 n’avait pas été préparée par les Etats-Unis.

L’autre difficulté que je constate concerne l’interprétation qu’il convient de donner respectivement à février et à octobre : octobre est-il la suite logique de février ? octobre est-il l’antithèse de février ? … Cette question est tout sauf neutre, car si la Russie a condamné verbalement les excès du régime soviétique, il n’y a jamais eu de « procès » au sens où l’Allemagne l’a fait avec le national-socialisme ; d’ailleurs,  le cadavre de Lénine se trouve toujours sur la place Rouge.

Troisième et dernier constat, cent ans après : le discours politique officiel s’efforce de privilégier un discours « englobant » où la guerre civile a été une tragédie pour le peuple russe tout entier, quel que soit le camp dans lequel on se trouvait. Il faut donc dépasser les clivages et défendre le principe de réconciliation. Compréhensible d’un point de vue strictement politique, ce discours ne convainc pas certains. Par exemple, en majorité, les représentants de l’émigration russe blanche en France considèrent qu’un geste de contrition est indispensable. J’ajoute qu’en dénonçant récemment le caractère criminel des révolutions de 1917, le Patriarche de Moscou  a pris une position qui renforce le camp de ceux qui considèrent que la réconciliation ne se décrète pas.

 

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